— Sortez, les mains en l’air. Nous vous remettrons à la police. Sinon vous allez être abattus.
Puis, presque aussitôt, un fusil-mitrailleur ouvrit le feu, de la trappe. Il tira deux chargeurs, coup sur coup, puis se tut. Et Malko entendit un frottement dans la cabine voisine : un type avait descendu l’échelle sous la protection du feu. Et il allait les cueillir à la grenade !
— Tant pis, j’y vais, dit Jones.
— Attendez !
De très loin, Malko venait de saisir un son amené par le vent.
Il tendit l’oreille. Rien. À côté il y eut un craquement. Puis le son se fit entendre plus fort.
Une sirène de police ! Puis une autre, et une autre ! Le hurlement devint strident et ininterrompu. Une colonne entière de voitures montait la colline, sur la rive asiatique, la leur.
Une voix cria en turc. Il y eut une galopade précipitée sur le pont. Quelqu’un escalada l’échelle. Jones se précipita. Malko le rattrapa.
— Pas la peine de risquer un mauvais coup maintenant. Ils attendirent encore cinq bonnes minutes collés à leur cloison. Puis la voix métallique d’un haut-parleur éclata sur le pont :
— Sortez les mains sur la tête, un par un.
Au même instant, une lumière blanche balaya le pont. Lentement Malko et Jones grimpèrent l’échelle. Malko le premier fut ébloui par le faisceau d’un projecteur braqué sur la sortie de l’échelle. Il se dirigea lentement vers le bastingage, côté terre, Jones sur ses talons.
— Descendez l’échelle, cria le haut-parleur.
Cinq minutes plus tard ils étaient accueillis par Brabeck, mitraillette au poing et hilare.
— On est arrivé juste, hein ? fit-il. Mais ça n’a pas été facile de remuer les Turcs. Heureusement qu’il y avait notre colonel.
— Ne perdons pas de temps, dit Malko. Ils sont partis. Il n’y a plus que trois cadavres sur le pont.
Le colonel mit aussitôt une voiture à leur disposition pour rentrer à l’hôtel.
— Quand j’ai entendu le F.-M. j’ai compris que c’était sérieux.
— Heureusement que tu comprends vite, conclut Jones. Malko tâta son portefeuille et le sortit de sa poche.
Quelque chose le gênait. Il comprit tout de suite. Une balle était enfoncée dans le cuir et l’épaisse liasse de papiers. La balle dont le choc l’avait jeté à terre et qui aurait dû le tuer.
Chapitre XV
Les premiers rayons du soleil rosissaient le Bosphore. Jones et Brabeck étaient étendus tout habillés, le col défait, pas rasés, côte à côte, sur le même lit. L’amiral Cooper, en civil, faisait les cent pas en fumant un cigare nauséabond, l’air furieux.
Malko, encore plus sale que Jones, le visage maculé de crasse et de rouille, les mains écorchées, était dans ses petits souliers.
— J’ai fait une gaffe, avoua-t-il. Nous aurions dû venir avec des hommes-grenouilles, puisque je me doutais que ça se passait sous l’eau. Maintenant nous leur avons donné l’éveil.
— À qui ? coupa Cooper.
— À ceux qui ont transformé un innocent pétrolier en base d’opération pour hommes-grenouilles, avec un matériel ultramoderne. Ce n’est pas pour chercher des pièces au fond du Bosphore. À ceux qui ont déjà tué plusieurs fois pour éviter qu’on découvre la vérité. Et je suis persuadé que le chiffonnier, Belgrat, a été assassiné, lui aussi.
— Voulez-vous dire…, commença Cooper.
— Qu’il ne faudrait pas perdre une minute pour envoyer vos hommes explorer le dessous de l’Arkhangelsk et les alentours. Avant que les autres aient le temps de faire disparaître tout ce qu’il y a de compromettant.
— Qu’est-ce qu’ils vont trouver ?
— Je n’en sais rien. Vous connaissez la situation aussi bien que moi. Il y a un sas au fond de l’Arkhangelsk par lequel peuvent passer des hommes-grenouilles. Il faut savoir où ils vont et ce qu’ils font. Et on saura du même coup, ce qui est arrivé au Memphis.
— Bien, fit Cooper. Je m’y mets tout de suite. Mais il vaut mieux qu’on trouve quelque chose. On n’est pas encore en guerre avec les Russes. Et ça pourrait barder pour nous.
Malko soupira.
— Vous ne vous êtes jamais demandé d’où venaient les tonnes de terre que la drague louée par Belgrat a drainées pendant des semaines ? Étant donné que l’Arkhangelsk repose sur un fond rocheux… J’ai l’impression que vous allez tomber sur quelque chose de surprenant…
L’amiral regarda Malko, incrédule. L’Autrichien continua :
— Je crois savoir comment ils ont failli nous avoir ce soir. Le bouton qui ouvre le compartiment secret de l’Arkhangelsk doit actionner en même temps un émetteur-radio à ondes courtes qui donne l’alarme quelque part. Et si notre ami Brabeck n’avait pas agi si vite, vous n’auriez plus jamais entendu parler de nous.
Épuisé, Malko se tut. Brabeck et Jones s’étaient endormis et ronflaient. Cooper tendit la main à l’Autrichien.
— À bientôt. Je vous tiens au courant.
À peine avait-il refermé la porte que Malko tombait endormi sur son lit.
Elko Krisantem, aussi, avait dormi, mais mal. On l’avait réveillé très tôt. L’entrevue avec le Russe avait été courte et dépourvue d’aménité. Elko avait eu à choisir entre une besogne très, très délicate et un chargeur dans le ventre, tout de suite.
Il avait choisi le sursis, s’était habillé, et avait mis le cap sur le Hilton. Heureusement pour sa tranquillité d’esprit, il n’était pas encore au courant de la fusillade de l’Arkhangelsk. Il savait seulement que M. Doneshka voulait se débarrasser de Malko Linge à tout prix et vite. Et lui, Krisantem, était chargé du travail…
Pendant ce temps-là, Malko dormait du sommeil du juste. Il se réveilla tout seul à huit heures, parce qu’il avait laissé les rideaux ouverts. Les deux gorilles dormaient encore, serrés tendrement l’un contre l’autre.
On frappa à la porte.
Malko ne répondit pas. Les femmes de chambre vérifiaient souvent ainsi si la chambre était occupée. Mais on frappa encore, quatre petits coups insistants.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko.
— C’est Krisantem, répondit-on derrière la porte.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
De l’autre côté de la porte, la voix était tendue et inquiète. Malko fut traversé d’un affreux pressentiment quand Krisantem précisa :
— C’est Mlle Leila. Elle a besoin de vous.
— Bon sang !
Et les gorilles qui ronflaient ! On avait dû l’enlever. Malko bondit et ouvrit la porte.
Ensuite, tout se passa en une fraction de seconde. Malko se trouva nez à nez avec la pétoire de Krisantem braquée sur son estomac. Il vit l’index du Turc se crisper sur la détente.
Il n’y avait pas vingt centimètres entre le bout du canon et le ventre de Malko. Il voyait distinctement le bout fileté et rond de la culasse, le cran de mire en demi-lune et sur la droite, le cran de sûreté.
Le cerveau de Malko travaillait à toute vitesse. Cette fois si sa mémoire le trahissait, c’était terminé. Le petit trou noir du canon le regardait. La détente était à mi-course. Dans une fraction de seconde la balle de 9 mm allait déchirer Malko.
Krisantem ne vit même pas le geste. La main gauche de Malko s’était posée sur le pistolet. Son pouce repoussa en arrière le cran de sûreté. Le Turc appuya de toutes ses forces sur la détente.
Trop tard. Elle était bloquée.
Un instant, les yeux d’or de Malko rencontrèrent le regard affolé de Krisantem. Il n’avait pas oublié comment fonctionnait un vieux Star 9 mm.