Le Turc grogna :
— Ne touchez pas à ma mère. Dieu fasse qu’elle vive encore longtemps. Et vous, vous allez tenir vos engagements ?
Ça, c’était un terrain brûlant. Malko brusqua les choses. Levant la main il appela Jones. Et il se tourna vers le Turc.
— Lieutenant Beyazit, j’ai le regret de vous mettre en état d’arrestation. Pour espionnage au profit de l’Union Soviétique.
Le Turc le regarda pétrifié, puis bondit vers la portière. Il fut cueilli par Jones qui lui colla son Colt sur l’estomac. Brabeck arrivait à la rescousse. Mais c’était inutile. Beyazit se rassit sans résistance. En voyant Krisantem se mettre au volant il sursauta et cracha, de toutes ses forces, dans la nuque du Turc.
Il se tourna vers Malko et dit :
— C’est lui qui m’a vendu.
Malko secoua la tête, dissimulant sa satisfaction.
— Pas exactement. Au fond personne ne vous a trahi. Votre mère peut-être. Sans le vouloir.
Chapitre XVII
— Faisons sauter le tunnel, proposa le consul. Avec l’aide des Turcs cela sera facile.
Malko laissait ses yeux dorés errer sur le plafond. Il avait l’air de penser à autre chose. Il dit à la cantonade :
— Il y a peut-être mieux à faire.
— Quoi ? fit vivement l’amiral Cooper.
— Rendre la monnaie de leur pièce aux Russes…
Cooper dit lentement :
— Si vous arrivez à cela, la Navy vous en sera éternellement reconnaissante.
— C’est peut-être imprudent politiquement, murmura le consul.
Mais personne ne l’écouta. Toutes les oreilles étaient tournées vers Malko qui exposait son plan.
— Tout dépend de notre ami Beyazit.
— Allez le chercher.
Le colonel sonna. Un planton apparut. Le Turc lui donna un ordre bref. Quelques minutes plus tard Beyazit entra, encadré par deux énormes Turcs en civil à la mine patibulaire. Le lieutenant avait des menottes, une longue chaîne lui liait les deux bras derrière le dos. Un des gorilles tenait l’autre bout de la chaîne.
Une longue estafilade lui coupait le visage de la pommette au menton. Le sang était encore frais.
— Il a passé la tête à travers une fenêtre, expliqua un des gorilles.
Impassible Beyazit fixait le sol comme s’il avait été seul. Malko s’approcha de lui et lui parla en turc, très doucement.
— Vous allez être fusillé. L’autre cracha de mépris.
— C’est un honneur. Ma mère sera fière de son second fils comme elle l’est du premier.
— Qu’est-il arrivé à votre frère ?
— Il va être fusillé. Avec cinquante autres cadets de l’École militaire.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il voulait que la Turquie ait un gouvernement propre et pas un pantin comme Gursel.
— C’est pour ça que vous avez aidé les Russes ?
— Bien sûr.
— Vous savez ce qu’ils feraient de votre pays s’ils gagnaient ?
Beyazit haussa les épaules.
— Nous n’avons pas peur d’eux. Il y a dix siècles que nous les battons. Ça continuera.
— A cause de vous, 129 hommes sont morts inutilement et si nous n’avions pas découvert le tunnel, il aurait donné en cas de guerre, un avantage décisif aux Russes.
— Il faut d’abord nous débarrasser des hommes qui sont au pouvoir. Seuls les Russes nous donneront des armes et de l’argent pour cela. Même quand vous m’aurez fusillé, il en viendra dix, vingt, cent autres derrière moi.
Les yeux du jeune officier brillaient dans son visage fatigué. Méchamment un gorille tira un coup sec sur la chaîne. Beyazit gémit de douleur.
Malko lança au gorille, en turc :
— Tu vas rester tranquille, salaud !
Puis au colonel turc, il demanda :
— Je voudrais qu’on me laisse seul avec cet homme et qu’on le détache.
Le colonel turc sursauta.
— Mais il essaie sans cesse de s’échapper ou de se suicider ! Il va vous tuer.
— Je ne pense pas, répliqua Malko. Il m’a donné sa parole d’officier qu’il ne tenterait rien.
— Bon, détachez-le, ordonna le colonel, de mauvaise grâce. Les gorilles s’écartèrent. Maussade, le lieutenant se frottait les poignets.
— Maintenant, laissez-nous seuls, réclama Malko. Restez, s’il vous plaît, amiral.
Les six hommes se levèrent et sortirent de la pièce. Malko s’approcha du prisonnier et lui tendit une Benson à filtre. L’autre la prit et regarda Malko, l’air surpris.
— Qui êtes-vous ? Comment les autres vous obéissent-ils ?
— Ils ont confiance en moi. Comme j’ai confiance en vous.
— Pourquoi avez-vous menti ? Je ne vous avais pas donné ma parole et je pourrais sauter par la fenêtre maintenant. Je suis plus fort que vous.
— Vous ne le ferez pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je peux vous aider.
— En quoi ?
— A mourir honorablement et à sauver votre frère.
— Inutile, il ne se reniera jamais. Et moi non plus.
— Pas question de cela. Si vous acceptez ma proposition votre frère aura la vie sauve et vous ne serez pas fusillé.
— C’est trop beau.
— Non, j’ai besoin de vous.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Reprendre votre poste comme si rien ne s’était passé. Au cas où nos amis se douteraient de quelque chose, les convaincre que vous n’avez pas parlé et que rien n’a été éventé. Et quand un sous-marin se présentera agir normalement.
— Après ?
— Oh après, ce sera à nous de jouer. Vous avez une chance sur mille de vous en sortir. Mais comme de toute façon…
— En somme, vous me demandez de trahir.
— Une fois de plus. Et vous sauvez votre frère. Je vous donne cinq minutes pour réfléchir.
Le Turc était fasciné par les deux taches d’or au milieu du visage de Malko. Il pensait avec intensité à son frère. Mais aussi tout se révoltait en lui à l’idée d’accepter la proposition de l’Autrichien.
Il ouvrait la bouche pour dire « non » quand Malko dit :
— J’ai lu une fois un livre sur l’histoire de la Turquie. Il y a quatre cents ans, un Turc qui portait le même nom que vous s’est introduit déguisé en mendiant dans le camp des envahisseurs et les a massacrés. C’était un de vos parents ?
Beyazit le regarda stupéfait.
— Comment savez-vous cela ? Ce n’est pas une grande histoire. Même les Turcs ne le savent pas.
— Je lis beaucoup et je retiens bien, admit modestement Malko. Alors que décidez-vous ?
— J’accepte.
C’est comme si un autre avait dit « oui » à sa place.
— Bien. Vous allez être libéré. Vous aurez un moment difficile à passer, quand vous allez retrouver vos… employeurs. Après, tout se passera bien. Jusqu’au moment décisif.
— Et si j’échoue ?
— Vous aurez un billet d’avion pour le pays que vous voudrez. Mais n’y comptez pas trop. Faites attention à ne pas être suivi. Maintenant, je vous quitte. Appelez-moi dans deux jours, au Hilton, le matin. Je m’appelle Malko Linge et j’ai la chambre 707.
Malko revint dans l’autre pièce. Après avoir échangé un regard d’intelligence avec Cooper :
— Il est d’accord, dit simplement Malko.
Et il donna les ordres concernant le prisonnier et son frère.
Le colonel turc n’avait pas l’air trop chaud mais il s’inclina.
— Il n’y a plus qu’à attendre après avoir pris nos précautions, expliqua Malko. Amiral, je vais vous demander quelques spécialistes.
— Certainement.
— Pour ne pas attirer l’attention il faudrait qu’un pétrolier ravitailleur vienne faire le plein à la raffinerie BP. Il suffit qu’il reste une nuit. Et qu’il y ait le matériel nécessaire et les hommes.