— Pour ce travail-là, répliqua Cooper, j’aurais assez de volontaires pour creuser le Bosphore avec les ongles.
Malko salua poliment et quitta la pièce. Il fut heureux de se retrouver dans le boulevard Ataturk, au milieu des vieux taxis et de la foule bariolée. Il tomba en arrêt devant une boutique de souvenirs. Des pipes en écume étaient exposées dans la vitrine.
Il entra, discuta une demi-heure, et finit par payer 20 livres une pipe représentant une tête de marin. Il prit ensuite un taxi et retourna au Hilton.
Krisantem en train de nettoyer son pare-brise, bouscula le portier de l’hôtel pour ouvrir lui-même la porte du taxi. Malko lui sourit gentiment et lui dit une phrase qui lui fit passer un grand frisson glacé dans le dos.
— Je vais bientôt avoir besoin de vous.
Le Turc n’était pas encore remis de son émotion qu’un autre taxi débarqua les deux gorilles de la C.I.A. Ils jetèrent en guise de promesse un regard de serpent à sonnettes à Krisantem.
Le lendemain, dans l’après-midi, le pétrolier américain Marble Head remonta le Bosphore. Prévenu par Cooper, Malko le regarda défiler sous ses fenêtres. Il avait l’air d’un honnête pétrolier.
Un peu plus tard il prit la voiture et demanda à Krisantem de le conduire au village de Sariyer.
— Je veux voir le marché, expliqua-t-il.
Le marché en effet était extraordinaire avec ses étalages multicolores et ses marchands en costumes anciens venus à dos de mulet de la montagne. C’était là un spectacle plus pittoresque que celui qu’offrait le pétrolier gris ancré sur l’autre rive, face à la raffinerie.
Après s’être intéressé durant un temps aux éventaires, Malko revint à l’hôtel. A peine était-il dans sa chambre que le téléphone sonna. C’était Cooper.
— Tout est prêt. Il faut que vous quittiez l’hôtel sans être suivi. Une voiture de chez nous vous attend dans l’avenue Caddesi. C’est une Ford grise de la Navy. Il y a un uniforme pour vous, pour le cas où le Marble Head serait sous surveillance.
— Bien. Je sortirai dans une demi-heure. Il faut que je prenne certaines précautions.
Après avoir raccroché, Malko alla dans sa salle de bains et s’arrosa d’eau de Cologne. Puis, il descendit dans le hall et alla prendre un verre au bar.
Il n’y avait presque personne. Sauf une silhouette féminine assise sur un des tabourets. Malko prit le siège voisin et glissa un œil sur le journal que lisait sa voisine. Du suédois !
C’était le moment de faire un grand numéro. D’une voix douce, en suédois, il attaqua :
— Vous êtes bien loin de chez vous…
Sursaut.
— Vous êtes suédois ?
Explications. Elle, c’était une hôtesse de la S.A.S. Ravissante. Et libre ce soir. L’équipage l’avait laissée tomber… Elle s’appelait Lise. Et avait une bouche qui donnait vraiment envie de la connaître.
— Je vous emmène dîner, proposa Malko. Faites-vous belle. Rendez-vous en bas dans une demi-heure.
Krisantem attendait dans le hall, assis dans un fauteuil. Malko lui fit signe et le prit amicalement sous le bras lorsqu’il se leva.
— J’ai un petit problème, expliqua-t-il. Je veux aller dîner avec une amie. Mais il ne faut pas que Leila le sache. Elle est très jalouse. Alors, je voudrais que vous l’emmeniez d’abord au restaurant et je vous rejoindrai un peu plus tard.
Krisantem s’épanouit. C’était dans ses cordes.
— Alors, rendez-vous au Tarabya. Je prendrai un taxi. Elle sera là dans un quart d’heure. Et pas un mot à Leila.
Malko remonta, mais s’arrêta au quatrième, Chris Jones était dans la chambre de Milton Brabeck. Ils jouaient au poker sur la moquette. C’est Milton qui ouvrit.
— Ce soir, j’ai besoin de vous. Tout à l’heure, je vais sortir. À pied. Il faut vous assurer que personne ne me suit. Je vais marcher trois cents mètres sur la Clumhuriyet, jusqu’au Park Hôtel. Juste avant, vous verrez un immeuble dont la cour donne sur une petite rue. J’entrerai. Vous me suivrez, je compte sur vous pour que personne ne ressorte derrière moi.
Il repassa par sa chambre, mit un œillet à sa bouton-mère et descendit.
Lise était déjà là, dans une robe blanche éblouissante, très moulante. Malko loucha un peu sur la poitrine bronzée et avala sa salive d’un coup : encore une brouillée avec les soutiens-gorge.
Il attendit que Krisantem fut tout proche pour dire :
— Je suis désolé, Lise, j’attends un coup de fil important et je dois rester un moment à l’hôtel. Comme ce serait idiot de vous faire attendre avec moi, vous allez partir avec mon chauffeur qui va un peu vous faire visiter Istanbul avant d’aller au restaurant. Je vous y rejoindrai.
Un peu surprise, Lise acquiesça et suivit Krisantem. Galamment, Malko lui baisa la main, avant de la faire monter dans la Buick. Il regarda partir la voiture, rentra un moment dans le hall, demanda au concierge le numéro de téléphone du restaurant, et ressortit.
Comme un seul homme, Chris et Milton lui emboîtèrent le pas, à peine plus visibles dans leurs costumes presque blancs que deux becs de gaz sur une place déserte.
Malko marchait lentement au milieu du trottoir. Très naturellement il s’engagea sous le porche et attendit dans la cour. Chris et Milton arrivèrent sur ses talons. Milton vint vers lui avec un large sourire.
— Allez-y. Nous, on ne bouge plus.
Malko traversa la cour rapidement, évitant de justesse une troupe de chats errants blottis autour d’une vieille brouette. Au fond de la cour, une porte de bois s’ouvrit facilement. La petite rue était déserte. Il partit en courant.
Dans la cour, les deux Américains s’étaient embusqués chacun derrière un angle. Milton balançait au bout de son bras droit un énorme Colt automatique et Chris avait la main posée sur la crosse de son Smith et Wesson 38 magnum à canon long. Une arme à pulvériser un éléphant à un kilomètre.
Effectivement personne n’avait intérêt à suivre Malko. Et personne ne le suivit.
La Ford grise attendait en face d’une boutique de tailleur. Malko y entra d’un geste naturel et plongea aussitôt sur le siège. La voiture démarra. Le chauffeur, un simple marin, tendit à Malko un paquet.
— Votre uniforme.
Entre deux feux rouges, Malko se transforma en marin de la VIe flotte. À toute vitesse, la Ford remonta le boulevard Beylerbeyi, après avoir traversé le bac Mebusan en priorité. Et une demi-heure plus tard, elle s’arrêta à la sortie du village de Beykoz. Il y avait là un appontement servant aux embarcations qui reliaient à la terre les navires mouillés dans le Bosphore. Une chaloupe à moteur du Marble Head attendait. Comme deux marins rentrant de bordée, Malko et le chauffeur sautèrent dedans sous l’œil indifférent de deux badauds. L’amiral Cooper les attendait à la coupée :
— S.A.S., je vous présente le colonel March, des services spéciaux de la Marine, dit-il dès que la chaloupe se fut éloignée du bord.
— Enchanté.
Il avait la tête de l’emploi, March. Carré, le cheveu à zéro, des yeux gris et de la dureté à revendre. Sa poignée de main transforma les phalanges de l’Autrichien en bouillie.
— March a vingt hommes avec lui. Tous des plongeurs d’élite, continua Cooper. Ils ne diront jamais ce qu’ils ont fait. Tout cela est à votre disposition.
Malko inclina la tête. La masse noire du pétrolier approchait. Des signaux lumineux furent échangés. La chaloupe vint frapper l’échelle de coupée et les trois hommes montèrent à bord. Cooper les emmena au carré des officiers. Malko entra. Le spectacle était impressionnant. La pièce était pleine d’êtres noirs et luisants, tassés les uns sur les autres. Seuls leurs visages rappelaient qu’ils étaient des humains.