— Allez, hop, on va juste en face, dit-il. Tâche de trouver un raccourci.
L’autre rit. En fait de raccourci, il aurait fallu une amphibie.
Dans le noir, Malko eut toutes les peines du monde à se rhabiller convenablement. Le chauffeur conduisait à tombeau ouvert. Ils arrivèrent pile au bac. Il n’y avait presque personne. Dix minutes plus tard la Ford entrait dans Tarabya.
— Laissez-moi là, dit Malko.
Il descendit de la voiture qui fit demi-tour immédiatement. La terrasse du restaurant était à cent mètres, pleine de monde.
C’est tout juste si Lise leva la tête de son assiette quand il arriva à la table : elle en était au dessert, un baklava sucré et dégoulinant de miel. Malko s’assit et se confondit en excuses : il avait dû attendre son coup de téléphone très longtemps, il était désolé, n’avait pas trouvé dans l’annuaire le nom du restaurant…
Lise l’écouta sans mot dire. Krisantem, à côté, les yeux baissés, essayait de garder l’air sérieux.
— Vous êtes un mufle, articula enfin Lise. Il y a deux heures que je vous attends.
Et elle enfourna une énorme bouchée de baklava, pour se consoler.
Alors Malko eut une inspiration géniale en apercevant un petit bonhomme de cinq ou six ans qui passait entre les tables en vendant des petits paniers de mûres sauvages.
Il l’appela et lui donna une livre. Le gosse, ravi, posa sur la table ses deux derniers paniers. C’était un petit gitan. Lise le regardait du coin de l’œil, attendrie. Elle sourit quand Malko poussa les deux paniers vers elle.
— Nous allons les manger ensemble. Je ne dînerai pas. Ce sera ma punition.
Et il lui prit la main et la baisa. Ça allait mieux. La chance le servit encore : machinalement il suivait le gosse des yeux quand il le vit s’accroupir dans un coin de la terrasse et prendre dans ses bras un énorme ours en peluche, posé à côté de son stock de paniers. Le businessman en herbe redevenait enfant.
— Regardez, dit-il à Lise.
Elle fondit immédiatement. Lâchement, Malko en profita pour poser une main sur son genou, sous la table. Elle ne la retira pas. Tout en mangeant leurs mûres, ils commencèrent à roucouler. Krisantem buvait du petit lait. Il avait une âme de marieuse, cet homme.
Soudain le regard de Lise se durcit. Elle retira d’un geste sec sa main de celle de Malko. Les yeux de la jeune fille étaient fixés sur sa cravate.
Il y jeta un coup d’œil et reçut une tonne de briques sur la tête. La cravate était nouée à l’envers. On ne voyait que la doublure.
— Vous vous déshabillez pour téléphoner ? demanda Lise d’une voix très douce.
Et avant qu’il ouvre la bouche, elle enchaîna :
— Je comprends maintenant. Vous vouliez faire un beau doublé, dans la même soirée.
Malko voulu lui reprendre la main.
— Laissez-moi, grinça-t-elle. Ou j’appelle. (Illogisme féminin. Elle n’aurait pu faire venir qu’un garçon.) Quand je pense… Ramenez-moi immédiatement à l’hôtel.
Dignement elle se leva, traversa la rue et alla s’asseoir dans la Buick. Malko explosait intérieurement. Jamais il ne pourrait lui expliquer qu’il s’était déshabillé tout seul.
Il paya l’addition et rejoignit Lise. Quand il entra dans la voiture, elle se rencogna un peu plus. Elle ne desserra pas les dents de tout le parcours.
Mais tout cela, ça n’était rien. En traversant le hall avec Lise, Malko rencontra un regard noir. Celui de Leila. Lorsqu’il fit un geste pour venir vers elle, elle détourna ostensiblement la tête. Encore une scène en perspective.
Ecœuré, Malko prit sa clef, l’ascenseur et deux comprimés de Nembutal. Il y a des soirées qu’il vaut mieux ne pas prolonger.
Chapitre XVIII
Elko Krisantem était inquiet, en allant à son rendez-vous.
Le Russe attendait dans sa Fiat 1100, garée devant la maison. Il était seul. Elko vint s’asseoir à côté de lui.
— Alors ?
— Je pense qu’il abandonne la partie.
Il raconta avec beaucoup de détails la soirée ratée de Malko pris entre ses deux amoureuses. Le Russe l’écoutait avec attention. A la fin, il le coupa et lui dit :
— En somme, notre ami a échappé à votre surveillance pendant toute la soirée…
— Mais il était à l’hôtel, avec cette fille.
— Qu’en savez-vous ? Ça peut être une feinte. Il vaut mieux pour vous que ce n’en soit pas une. Cet homme est redoutable. Il a déjà obtenu à plusieurs reprises des résultats considérables contre les meilleures de nos équipes. Alors, cela m’étonne qu’ayant une affaire non résolue sur les bras, il perde son temps avec des femmes. Souvenez-vous de sa promenade sur le Bosphore. Il était aussi avec cette danseuse. Et ça ne l’empêchait pas de travailler.
Elko ne répondit pas. Il sentait confusément que le Russe avait raison. Mais l’homme aux yeux d’or avait eu l’air tellement sincère l’autre soir.
— Je vais enquêter à l’hôtel, proposa Elko. Je saurai si c’est vrai.
— Faites vite. Je serai là demain, à la même heure.
Krisantem descendit et la voiture démarra immédiatement. Le Russe faillit emboutir un vieux taxi tellement il était perdu dans ses pensées. Il avait une autre visite importante à faire ce jour-là.
Il redescendit vers le centre d’Istanbul par la nouvelle autoroute, puis s’engagea dans un dédale de petites rues bordées de vieilles maisons de bois. C’était l’ancien Constantinople, grouillant de familles misérables qui vivotaient en sculptant des pipes ou en fabriquant des babouches.
Le Russe arrêta sa voiture au coin d’une rue qui grimpait vertigineusement. Il partit à pied, et, tout de suite, entra dans un couloir sombre qui sentait le yaourt aigre. Il attendit là un bon moment, guettant les silhouettes qui passaient devant la porte. La rue était trop étroite pour que quelqu’un puisse lui échapper.
Enfin il le vit.
Le lieutenant Beyazit marchait lentement, la tête baissée. Il portait un paquet sous le bras. Le Russe attendit quelques secondes. Aucune silhouette suspecte ne passa. L’officier n’était pas suivi.
Le Russe sortit et démarra aussitôt au pas de course. Heureusement, il savait où demeurait Beyazit, car ce dernier avait déjà disparu. Très vite il reprit le contact. Pas une fois celui qu’il suivait ne se retourna.
Il allait mettre sa clef dans sa serrure lorsqu’il sentit une présence. Il se retourna et croisa le regard du Russe. Il n’y eut pas un mot d’échangé. Les deux hommes entrèrent ensemble dans un petit studio. Il n’y avait presque pas de meubles. Un lit étroit, une table, une chaise et une vieille armoire. Près du lit, sur une petite tablette, une photo encadrée. Le papier des murs était verdâtre et une ampoule nue éclairait la pièce.
Le Russe s’assit sur le lit et tira un paquet de cigarettes de sa poche. Il le tendit à Beyazit qui refusa d’un geste.
— Nous étions inquiets. Où étiez-vous passé ? L’officier hésita imperceptiblement.
— J’ai été voir ma mère. Elle était malade et il n’y avait personne pour la soigner. J’ai eu une permission.
— Vous avez quitté Istanbul ?
— Non. C’est près d’ici. Mais il fallait que je la veille. Le Russe le dévisageait intensément. Beyazit avait des cernes profonds sous les yeux et le visage gris de fatigue. Il se passa la main sur le menton et le Russe vit qu’elle tremblait légèrement.
— Vous êtes malade ?
— Non, non. Fatigué. Très fatigué. Je n’ai pas dormi beaucoup depuis trois jours. Ma mère…
— Vous n’allez pas tomber malade ? Beyazit ricana tristement.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
L’autre répliqua doucement :