— Prends-moi pas mon lard, bordel ! tonne Alexandre-Benoît.
— Tu l’bouffes pas, gros con !
— J’ r’tarde parce que c’est c’dont j’préfère dans la choucroute, hé, Capote-anglaise-crevée ! J’voulais l’savourerer en fin d’parcours. Moi, l’lard fumé suisse, j’damn’rais pour !
— T’as qu’à z’en r’commander.
— Mais ça fait trois fois qu’on en r’demande, le loufiat fait la gueule !
— Dis-y qu’tu payes ; y sont là pour vend’, non ?
— Mouais, dans l’fond, t’as raison, p’tit drôle. Garçon ! Ram’nez nous deux choucroutes garnies lard ! Apportez z’aussi une boutanche d’alsaco du temps qu’y vous r’viendrerez dans not’ quartier, av’c une bière pou’ l’enfant. Dites au chef qui pleurasse pas l’genenièvre, il manque un peu, ou alors c’est not’ sens du goût qui foire à m’sure qu’on clape.
Il exhale un long rot riche d’expressions nuancées et me demande :
— T’as l’air tout chose, grand ?
— Sans doute parce que je l’essuie, Monseigneur.
— Tu mouronnes pour Toinet ?
— T’as gagné un pot de moutarde !
Bérurier s’exclame :
— Putain, j’savais ! La moutarde ! Y n’en n’ont pas mis su’ la tabl ! Y servent d’la choucroute sans moutarde ! Putain, on a bouffé c’qu’a précédé sans Amora estra-forte ; et moi qui chipotais su’ l’genenièvre ! Putain faut-il qu’ j’soye masturbé pour tout c’ bigntz d’nos chiares ! Faut dire qu’ a d’quoi : un qui disparaît, l’aut’ qui faille mourir ! Ah ! j’m’en rappellererai d’ not’ équipée à G’nève. Garçon, nom d’ Dieu ! et la moutarde ?
Le serveur s’empresse et apporte, sur une assiette, un minuscule tube bleu à bouchon rouge.
— Caisse sec qu’ça ? interroge le Gravos.
— La moutarde !
Le Mastodonte m’àtémoigne :
— Dis, y m’prend pour un jobastre ? J’vous aye pas d’mandé d’la pommade pour m’fout’ dans l’nez ou pou’ mett’ su’ mes hémeraudes !
Sa colère vire au désespoir quand il apprend qu’il n’existe pas d’autres condiments plus proches de ses goûts.
— Un lard pareil et pas d’Amora estra-forte ! Y a qué’qu’chose qui cloche dans c’pays ; j’ comprends qu’y soivent pas entrés dans l’Europe. T’les imagines, les Suissagas s’assoyant à la table des circonférences sans Amora estra-forte ? Surtout, sers-toi pas d’ce tube, Apo, ça t’pervertrait l’goût ! A ton âge où qu’t tout s’met en place dans l’corps humain, faut pas prend’ d’risques ; quand t’est-ce un mauvais pli est prise, n’ensute t’as l’bonjour pou’ r’dresser la barre ! Des aptitudes comme les tiens, on les cultive, au contraire ! J’veuille fair’ d’toi un fin gourmet, comme on le sont tous, chez les Bérurier. T’as plus vite fait d’attraper la vérole qu’ les bonnes manières, mon fils.
« Mais où c’qu’ tu vas, Sana ? T’as s’l’ment pas fini ton ent’côte marchand d’vin ? Ell’ est trop marchand d’vin et pas assez ent’ côte ? M’a semblé qu’ell’ était nerveuse, en effesse. »
— J’ai rendez-vous à la police, mens-je. On se retrouvera à l’hôtel. Vous n’aurez qu’à dégueuler en m’attendant.
Bon, alors voilà la maisonnette des Strengerïnzenaïte, sorte de petit Vlaminck blafard sous le ciel pommelé. Elle est tranquille, innocente. Je perçois les pleurs du bambin. C’est l’heure de sa sieste et il renaude parce que sa mother le file dans les torchons. Marrant, comme les gosses essaient de fuir le sommeil, cet apprentissage de la mort. Ils s’obstinent à vouloir rester dans l’existence, les pauvrets. Mais le jour vient où ils sont tout joyces de roupiller un peu pour oublier la merdouille des jours.
Je sonne. La gentille vient m’ouvrir, son chiare dans les bras, pareille à Miou-Miou dans « Germinable », qui ne s’en sépare même pas pour baiser ou pleurer l’hécatombe qui se perpètre dans sa famille.
Elle rougit fort.
— Oh ! c’est vous, je me doutais que vous reviendriez.
— C’est que vous êtes difficile à oublier, lui balancé-je gracieusement.
Elle murmure, la poitrine haletante :
— Je couchais le petit. Vous permettez ?
— Bien sûr.
Elle s’engage dans l’escalier et moi, tout naturellement, je lui filoche le dur en murmurant :
— J’adore voir mettre au lit un bébé, c’est si émouvant…
— Vous n’avez pas d’enfant ?
— Oh ! probablement, mais j’en ai jamais entrepris le recensement.
La turne du braillard jouxte la sienne. Ravissante petite pièce, touchante avec ses tentures roses, ses meubles de plaqué blanc, les nounours accumoncelés et le canard Donald qui sert de lustre.
Pendant qu’elle borde son lardon, je glisse ma dextre sous sa jupe paysanne en tissu imprimé. Elle rebuffe pas, se laisse clitopalper comme si c’était là une civilité normale.
Quand elle se redresse, je la prends dans mes brandillons pieuvraux. Baisers mouillés, voluptueux au départ mais qui deviennent voraces.
— Pas ici ! me dit-elle.
On quitte la nurserie et elle m’ouvre la porte de sa chambre. Classique : Méléas et Palissandre, photos de famille, doubles rideaux en reps, lit large de deux mètres, conviendrait pour partouzes.
— Je me déshabille ? elle demande.
Sa passivité est désarmante.
— J’en serais comblé, réponds-je.
Et je sors de ma fouille mon petit vaporisateur de dorme.
— Vous êtes enrhumé ? elle demande.
— Pas encore, mais il vaut mieux prévenir que guérir, tenez, respirez !
Deux baths giclettes sous le pif.
— Ça ne sentirait pas trop fort ? elle demande.
— Possible, admets-je.
Je la prends dans mes bras pour l’aider à s’allonger sur son beau couvre-lit de satin.
Dodo. L’enfant et la maman partent au pays des rêves bleus que causait le bon Tino Rossi.
Pourquoi ai-je-t-il agi de la sorte ? Avec une telle inélégance, moi, l’être cultivé jusqu’à l’oigne ? Tout culment parce que j’ai décidé d’explorer la maison des Strengerïnzenaïte, Baby. Cette dame qui prétend n’avoir pas vu Toinet, alors que le fils Bérurier trouve son stylo chez elle, me perplexite l’entendement.
Ce n’est pas catholique. Il est vrai que je suis au pays de Jean Calvin, dont je tiens à rappeler ici qu’il était français, beaucoup de gens l’imaginant suisse.
Une pensée follingue me point : et si le môme était « retenu » dans cette innocente maisonnette ? Oh ! certes, la maman du marmot n’a rien d’une aventurière, mais sait-on jamais ? Ne pas se fier aux apparences ; toujours laisser sa chance à l’impensable et tu seras un bon flic.
J’explore le premier qui comporte encore deux autres chambres, mais celles-ci sont vides et sans placards pivotants permettant de communiquer avec un réduit secret.
Je redescends. En bas, salon, salle à manger, cuisine, toilettes, un petit bureau où le fondé de pouvoir rédige sa déclaration d’impôts. Le tout désert et sans surprise.
Au sous-sol, maintenant ! Il n’a pas été complètement excavé, par mesure d’éconocroques, probable. S’y trouvent la buanderie et le local de la chaudière assurant le chauffage ; là encore, inscrivez zob et zobanche dans la colonne des découvertes.
Je passage au garage. Tout bête : alignée de vieux pneus le long du mur du fond, pas risquer de bigorner la fameuse Audi, flaques d’huile sur le sol. Un charge-batterie, un bout d’établi ; zéro, quoi !
Pour terminer, je me rends à l’arrière de la maison, à laquelle succède un jardin de six cent dix mètres carrés complanté de deux cerisiers rachos et de plates-bandes d’œillets d’Inde.