Выбрать главу

Je survole à tire-de-pensées ce monumental sac d’embrouilles. Passe une revue kaléidoscopique des personnages : le pauvre Denis Fauboursin pris dans une machination infernale, au point qu’il préférera se suicider plutôt que d’en assumer les retombées ; la jolie Christine, veuve de Marmelard, aux bontés faciles (le sieur Azzola peut en témoigner) ; Mado, la maîtresse du transporteur, lequel perpétrait ses vrais transports avec sa fille Marie-Catherine. Voilà pour le côté parisien de l’affaire ; j’y ajoute « la dame blanche à l’Audi bleue », organisatrice du singulier meurtre.

Ensuite je passe en Helvétie, et là, ça se complique. Premiers proprios de deux autres Audi bleues : les Bergovici, de Corsier, et leurs complices, des trafiquants de drogue redoutables, mais qui ne sont pour rien dans le rapt de Toinet, semble-t-il. Puis, les Strengerïnzenaïte qui, eux, le détiennent (contraints et forcés, aux dires du mari). On a barre sur lui parce qu’il trempe dans une énorme affaire de blanchiment de dollars en provenance des States. Le fondé de pouvoir se fait des couilles en platine avec ce juteux trafic et, bientôt, pourra troquer son pavillon contre un manoir et son Audi contre une Rolls Corniche. Il jure ses grands dieux ne rien savoir du meurtre de Marmelard et ne s’être jamais séparé de sa bagnole décapotable. Alors ? Ramification supplémentaire, le docteur Léonard Devaincy, l’amant d’Esther qui, lui, tremperait dans un autre bocal faisandé que les Bergovici. J’ai du pain sur la planche, non ?

Comme je cigle nos débauches, Antoine murmure :

— Programme ?

— Moi, j’ai école. Vous autres, rentrez à l’hôtel et reposez-vous.

— Et pourquoi n’irait-on-t-il pas av’c toi ? grognonne le Musculeux.

— Parce que, où je me rends, je suis presque de trop en étant seul, réponds-je.

— Dis-nous seul’ment où qu’tu vas, grand. Suppose qu’y t’arrive un turbin, comment l’saurait-il-t-on ?

Il n’a pas tort.

— Je file chez le docteur Léonard Devaincy, à Annemasse, qui attend pour dix heures une visite intéressante ; mais si vous venez dans mes pattes, vous carbonisez le coup.

Et je pars, laissant un royal pourliche à Gil, le serveur de l’élite.

Je lance déjà le moteur, quand on toque à ma vitre. C’est Antoine.

J’ouvre la lourde :

— Quoi, petit ?

— Tu ne vas pas m’abandonner à ces deux bœufs ! rouscaille-t-il. Après avoir passé des heures ligoté, tu parles d’une thérapie de groupe !

Comme je demeure de bois, il ajoute :

— Je resterai dans la bagnole, aussi peinard et silencieux que la roue de secours.

— Monte ! soupiré-je, vaincu.

CHAIR APPATÉE

Le cabinet médical du docteur Devaincy est éclairé dans sa partie rez-de-chaussette. Je remise ma tire de location dans un créneau laissé par d’autres voitures en stationnement pour la nuit.

Il est dix heures moins vingt et il fait noir comme dans le trou du cul d’un nègre, endroit que j’ai très peu visité jusqu’à ce jour, mais qui jouit d’une forte réputation d’obscurité.

Le quartier est désert, sans autre bruit que cette rumeur télévisuelle que sécrètent les soirées des individus d’aujourd’hui pour lesquels le mariage est devenu une source de discorde entre zappeurs.

Le môme a beau dire, beau faire, au bout d’un bref instant, il sombre dans un profond sommeil que je respecte. Après l’épreuve qu’il vient de subir, il a grand besoin de repos, le pauvre. Son souffle est agité de sursauts et de brefs gémissements dus aux liens qui l’ont entravé des heures durant.

Les minutes s’enchaînent, me permettant de mesurer l’inexorabilité de la vie qui coule, coule sans trêve, indifférente à nos états d’âme. Et, crois-le bien, que tu fasses l’amour ou des mots croisés, la trotteuse ne flanche pas, ne ralentit pas et t’estoque à chaque seconde pour, vicieusement, te déguiser en mort, toi si peinard dans ton présent d’aujourd’hui.

Un poil avant dix heures, une Range Rover noire, immatriculée en Haute-Savoie, stoppe devant le cabinet de Léo. Le conducteur n’en descend pas. Juste, il file un petit coup de klaxon guilleret sur l’air de « T’as qu’à les mettre dans un coin ».

Une giclette de temps et la porte s’ouvre sur le doc, vêtu d’un imper mastic à martingale et épaulettes, boutons de faux cuir. Ce gusman porte un sac de voyage à soufflets en cuir craquelé par le temps. Du bel article de jadis au fermoir de laiton, assez monumental pour une trousse médicale. Il ferme sa porte à clé après avoir actionné le coupe-loupiotes général et embarque à bord de la grosse tire.

Je laisse un peu de champ à celle-ci, puis m’extrais de ma file. A cette heure, et l’auto étant monumentale, je n’aurai pas de mal à la retapisser. Par contre, je suis, moi aussi, plus zaizément repérable. Je demeure à bonne distance et puis je me mets à accélérer, rejoins, et double la Range.

C’est mieux ainsi, plus confortable, car ça n’éveille pas d’inquiétudes, une bagnole qui roule loin devant toi. C’est ta pomme qui a l’air de la filocher. On rejoint l’autoroute blanche qu’on suit jusqu’à l’embranchement fatidique. Tout droit, c’est Chamonix et le tunnel du Mont-Blanc, à droite, la voie Chambéry-Lyon.

— Va pisser sur le talus ! enjoins-le à Toinoche qui vient de se réveiller. Bien ouvertement.

Il libère une vessie qui, sans être surmenée, ne demande qu’à épancher ses récents souvenirs. La Range Rover nous double en cours de miction et opte pour la voie de droite. Toinet rengaine son brise-jet pour me rejoindre.

Fouette, cocher !

Cette fois, on roule derrière, en laissant un max d’avance à nos deux lascars.

En moins de jouge, voilà la bretelle pour Annecy-Nord. Le doc et son pote s’y engagent. Je me dis que si leur vigilance est en alerte, ils trouveront bizarre de nous voir prendre la même sortie qu’eux, mais enfin je n’ai pas d’autre choix.

Une rampe descend vers le nid de lumières de la ville. Au bas, la Range Rover tire à droite. Quand je l’imite, je pousse une exclamation navrée en découvrant une longue voie de banlieue, rigoureusement déserte. Pas la moindre trace de la bagnole suivie. Des lampadaires espacés jettent une lumière cotonneuse sur ce coin de la ville suburbaine. J’avance au ralenti, avec la circonspection d’un taxi maraudant aux alentours d’un théâtre à l’heure du rideau final.

— Arrête ! me lance brusquement Toinet.

Il saute de ma chignole et s’engage dans une voie très courte. J’avise un grand portail ouvert dans cette impasse. Une lueur rouge sort de ce renfoncement, puis s’éteint. Fiston m’adresse un signe d’allégresse qui me remue l’âme. Cher môme, comme il met du cœur à l’ouvrage !

Je remise ma caisse au bord de la voie où il gesticule et le rejoins.

— Ils sont ici, me dit-il. C’est une espèce de petite clinique bizarre. « Gériatrique », dit la plaque, mais elle fait très province, très pauvret.

Je vais examiner les lieux et constate qu’il a raison. Il s’agit d’une villa aux dimensions modestes à laquelle on a dévolu un caractère médical, mais, franchement, je préférerais me faire opérer de la prostate dans un endroit où la médecine semble mieux maîtrisée.

La Range Rover est stationnée auprès de deux autres bagnoles : une Porsche Carrera et un véhicule utilitaire, du genre Renault Espace.

Les volets de bois de la maison sont fermés, pourtant je m’efforce d’aller coller un n’œil à travers les lattes de l’un d’eux derrière lequel il y a de la lumière.

J’aperçois, confusément, quatre personnages dans une chambre. Trois hommes, une femme. Cette dernière est une fille pas très belle, avoisinant la quarantaine. De taille moyenne, plutôt menue, elle est d’un châtain filasseux et ses crins sont bouclés serré, presque crépus. Son nez, peu gracieux, évoque le bec d’un canard. Elle a le regard très clair, entouré de cils chargés de khôl comme les pattes d’une mouche à merde de merde.