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Les trois hommes sont : le docteur Léo, le gros mec à lunettes qui est allé le chercher à Annemasse, et enfin un Maghrébin nu gisant inanimé sur un lit étroit. Devaincy est en train d’ausculter l’Arabe en promenant un stéthoscope sur son corps dénudé.

Les trois « lucides » parlent, mais je ne puis percevoir leurs paroles.

Au bout d’un moment, la femme quitte la pièce. Le gros génaire besiclé va prendre un lampadaire, situé à l’autre bout de la chambre pour l’amener près du lit. Je note alors que le plumard en question possède une alaise en guise de courtepointe. Le gros à lunettes a actionné le commutateur du lampadaire et c’est le faisceau impitoyable d’un projecteur à halogène qui noie le lit et le gisant d’une lumière follement intense et blanche.

Le docteur passe dans une salle de bains attenante. Comme il en a laissé la porte ouverte, je constate qu’il se lave minutieusement les mains. M’est avis qu’il s’apprête à pratiquer une intervention sur le Maghrébin. J’en déduis que le gars en question est blessé et que Devaincy va extraire une balle de sa plaie. Donc, il serait un médecin marron travaillant à l’occasion pour le Milieu ? La chose ne me surprend pas : je me gaffais d’un truc du genre.

Que faire ? J’interviens illico, ou bien j’attends que « l’opération » soit terminée ? Peut-être que l’Arabe est durement touché et qu’en différant l’extraction de la balle que je lui suppose, je mettrais ses jours en danger ? A quoi bon accroître les risques ?

Je rejoins l’auto à pas de Dupanloup (un salingue de mon espèce, tu penses !) et préviens Toinet de ce que je viens de découvrir. Lui aussi est de l’avis d’attendre.

— Par exemple, ajoute le môme, tu pourrais prévenir les flics qu’ils envoient des renforts pour sauter ces gens, après ?

Je gamberge un chouïa. En pleine noie ça va être coton de rameuter les confrères de Haute-Savoie. On dérange pas des poulets en pleine nuit, sur un simple coup de turlu, même si tu prétends être le président de la République.

Et puis, que veux-tu : cette affaire est « à moi », je l’ai levée tout seul, c’est mon os et je le rongerai jusqu’à la moelle. Je palpe mes vagues dans l’une desquelles se trouve le bizarre pistolet que j’ai engourdi au docteur.

— Je vais m’en occuper moi-même, décidé-je. Roupille un pneu en m’espérant, môme.

Je retourne au volet de la chambre qui, en y regardant attentivement, n’est pas une chambre mais une sorte de cabinet d’auscultation.

Les choses ont progressé. Les trois assistants ont passé des blouses vertes et des masques de gaze. Je distingue le patient qu’ils ont placé sur le côté droit et dont ils ont badigeonné toute la zone gauche de mercurochrome. Ils l’ont lié avec des sangles dans cette posture inconfortable. Une petite table roulante, supportant des instruments et des récipients émaillés se trouve perpendiculaire à la « table d’opération ».

La femme, gantée de caoutchouc ainsi que ses deux compagnons, branche un appareil qu’elle présente à Léo. Je suis suffisamment initié aux choses cliniques pour identifier un bistouri. Très sûr de soi, le médecin se penche sur le patient et son outil perfectionné se met à entailler la viande de l’Arbi. L’assistante s’active également, mais je ne vois pas ce qu’elle fait.

A cet instant palpitant (j’espère ?) de l’action, je me dis que cette intervention ne ressemble pas à une extraction de balle. Je connais les gestes opératoires pratiqués dans ces cas-là et peux t’assurer qu’ils n’ont rien de commun avec ceux de Léonard Devaincy. Alors ?

Ma perplexité n’a d’équivalent que mon inquiétude. Que fait-on à ce malheureux frère maghrébin, putain d’elle ?

Je vois plus ou moins nettement à travers les fentes des volets, assez malgré tout pour constater que l’opéré vient d’être ouvert sur une longueur de 15 ou 20 centimètres. L’entaille commence à une largeur de main du nombril pour s’achever à une autre largeur de main de la colonne vertébrale. Non, mais dis donc : c’est du sérieux, ça.

Je lutte entre l’impulsion incoercible (mais que je coerce pourtant) qui m’engage à intervenir et la raison qui me conseille de ne pas interrompre une opération délicate. La police, comme la médecine, c’est l’art du moindre mal.

Un glissement. Je sursaute, mais ce n’est que mon garçon qui, malgré sa promesse, vient de me rejoindre.

— Merci ! je lui souffle méchamment. Il hausse les épaules et se met à mater.

Aidé de ses étranges assistants, le docteur Devaincy engage des instruments chromés dans la plaie. Ce qu’il tripatouille, là-dedans, impossible de t’en rendre compte car je bornique moi-même.

Ça dure, c’est long, minutieux. Et puis le gros mec à besicles s’approche, muni d’un sac de plastique transparent contenant un liquide lui aussi incolore. Il le tient ouvert au-dessus de l’opéré. Et alors, mon pote, la gerbe nous empare quand on voit le docteur Devaincy sortir de l’ouverture de son patient, un organe sanguinolent qui n’est autre que son rein droit.

Il le place dans la poche de plastique qu’on clôt alors soigneusement avant de la déposer dans un caisson isotherme. Et ma pomme de tout comprendre : je viens de mettre la main sur un trafic de plus : celui des organes. J’en avais entendu causer, mais j’avais du mal à le croire.

Déjà, l’infirmière occasionnelle (à moins qu’il ne s’agisse d’une vraie ?), ôte son masque et sa blouse pour aller décrocher son manteau. Il est clair qu’elle va livrer la marchandise, car ce genre de produit de la ferme n’attend pas, c’est une denrée plus délicate encore que les fruits de mer ! Mon môme opère alors un mouvement rapide en direction des voitures stationnées, marque un temps d’hésitation puis opte pour la Porsche.

Affolé, je le hèle, silencieusement :

— Toinet, non !!!!

Mais il a déjà grimpé à l’arrière de la tire. Son but est clair, il veut s’assurer de l’endroit où la fille va porter le rein prélevé. Il a éliminé la Range Rover du gros mec, et aussi le grand véhicule dont il pense qu’il va servir à transporter l’Arbi « opéré », pour choisir la voiture rapide qui convient à l’urgerie du transport.

Dans quel bain de merde va-t-il encore se fourrer ce petit con ! En voilà un qui me remplacera avantageusement un jour, je te le prédis ; à moins que les petits gorets salingues ne le briffent avant ; il est tellement audacieux, ce gentil mec, qu’il va se créer des inimitiés.

Je m’accroupis derrière un massif passif d’hortensias au moment où la femme apparaît avec le rein du pauvre Maghrébin. Le calcul de mon fiston était bon : c’est bien la Porsche qu’elle prend.

Je me dis que la gonzesse va pas faire long à s’apercevoir qu’elle a un passager clandestin, vu qu’il y a pas chouchouïe d’espace vital à l’arrière d’une telle chignole. Néanmoins, elle grimpe à bord et décarre sur les boulons de roue, comme dit Béru.

Après son départ, mon attention revient au « bloc opératoire », si tu me passes l’expression.

Le chirurgien d’infortune est en train de recoudre son patient. Il paraît s’appliquer, prouvant que, dans le crime, il apporte une certaine conscience professionnelle. Moi, de gamberger sur la conduite que je dois adopter. Intervenir ? Pas avant que le pauvre gars soit colmaté, c’est certain. Que vont-ils faire ensuite ? Le mettre aux soins intensifs pendant le reste de la nuit, ou bien l’évacuer sans plus attendre, nonobstant les risques que le malheureux encourrait ? Telle que la chose se présente, je penche pour la seconde probabilité. Leur conscience a des limites et je ne doute pas de son élasticité. Ils ne sont pas assez téméraires pour conserver avec eux ce « donneur » involontaire.