J’enrage devant une telle vilenie. Quel point d’aberration faut-il atteindre pour oser « voler » les organes d’un homme sain ! Jusqu’où l’humanité dérivera-t-elle pour arriver à commettre de tels forfaits ?
Du temps a passé et Léonard Devaincy a fini de ravauder l’Arabe.
Il fait tout, ce médecin orchestre, décidément : il est chirurgien, infirmier, bientôt brancardier. Sa besogne d’aiguille achevée, il branche un cathéter dans le poignet de sa victime pour pratiquer un goutte-à-goutte. Vérifications rapides : tension, stéthoscope, examen de l’œil, comptage des pulsations.
Cela fait, il se met à parlementer avec le gros homme. Je ne peux percevoir la moindre broque de leur échange. On dirait qu’ils s’engueulent ou, pour le moins, ne sont pas d’accord.
A la fin, c’est le gradu qui l’emporte, alors il va chercher un brancard roulé dans une pièce voisine, le développe et le place parallèlement à la table d’opération.
Cette fois, je ne peux me contiendre, comme le dirait le marquis Béru de Boissansoif. Il y a des moments où ma nature l’emporte sur toutes autres considérations, fussent-elles de prudence.
Je dégaine le soufflant prélevé naguère dans la trousse du doc et gravis le perron de la pseudo-clinique gériatrique où, soit dit entre nous et le passage Choiseul, on ne doit pas faire de vieux os.
Je franchis le petit hall carrelé. L’endroit est minable. Peinture écaillée, carreaux descellés, vitres brisées, luminaires déficients. Une épave de clinique ! Elle digue-digue, à bout de souffle, n’abritant plus, je gage, que des opérations délictueuses.
Je fonce dans le couloir, en chaussettes, pour du bruit ne pas faire. La lourde du « bloc opératoire » est entrouverte, mais je stoppe, ayant aperçu un téléphone dans une pièce qui devait servir de burlingue au temps où la taule fonctionnait « normalement ». Je décroche : Dieu soit loué, y a la tonalité. Je compose le numéro de Police-Secours.
A voix basse je susurre :
— Ecoutez bien ce que je vais vous dire. Je suis San-Antonio, le directeur de la Police parisienne. Envoyez de toute urgence du monde…
Mon corresponcon m’interrompt :
— Te fatigue pas, Toto, moi j’suis le prince Charles d’Angleterre !
Je n’insiste pas. Me faudrait une plombe pour arriver à obtenir de l’aide. Je raccroche. Qu’à cet instant, le Doc et son gros complice passent en coltinant l’Arbi sur un brancard. Par un miraculeux hasard, tout à leur charge, ils oublient de regarder dans ma direction. J’attends un instant et puis merde, mes godasses ! Je n’y pensais plus. Le gros qui ouvre la marche s’arrête et dit :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Pas la peine de tortiller du prose pour déféquer droit, c’est le moment, pour ma pomme, d’entrer en scène.
— Laissez, fais-je en surgissant, ce sont mes targettes !
Les deux se pétrifient. Je m’avance, l’arme pointée et vais réintégrer mes mocassins.
— Maintenant, on file directo à l’hôpital d’Annecy, déclaré-je, y a pas de temps à perdre.
Alors, se déclenche un rodéo impromptu. Le gros salingue lâche son brancard et l’Arbi choit sur le sol. Le vilain dégaine de ses braies une pétoire grande comme un os de gigot et m’ajuste. Par grâce divine, dans sa précipitance il a omis d’abaisser le cran de sûreté de son riboustin et c’est ma pomme qui le praline the first. Plein burlingue.
Il pousse un hurlement pareil à celui des stukas allemands de la 39, quand ils piquaient sur les cohortes de réfugiés. Il largue son juge de paix pour se tordre au sol en continuant de crier à pierre fendre. A ma vive surprenance, je vois ses fringues qui fument et se mettent à roussir. Les pralines que crache le composteur de Devaincy ne sont pas des balles ordinaires, mais des capsules d’acide sulfurique ; je reconnais l’odeur.
Ce chéri, ça lui brûle le bide, le bas-bide, l’estom’. Douleurs intolérables. Si ça lui parvient au service trois pièces, l’encéphalogramme de sa tête de nœud ressemblera à celui de Pline l’Ancien.
— Laissez votre opéré et suivez-moi au bureau, Doc !
Il est prostré, le nanar, se dit qu’il aurait mieux fait de rester devant sa télé pour visionner la « Marche du Siècle » consacrée, ce soir, à la disparition progressive du prépuce dans la société moderne.
Je reste dans le couloir, surveillant simultanément les deux gredins.
— Appelez les urgences de l’hôpital d’Annecy, enjoins-je au médecin. Si vous ne savez pas le numéro, demandez-le aux renseignements.
Il se met à composer un numéro au cadran. Sonnerie d’appel. Le gars bibi, pas guêpe et pas folle, de plonger sur le combiné en rebuffant le praticien. Quelques sonneries encore, et une voix de femme demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Léo, réponds-je à voix basse.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Je raccroche, saute sur le docteur et, noir de rage, lui balance un coup de crosse dans les dents.
— Tu te referas paver la gueule en centrale, lui dis-je. Là-bas, ils sont un service dentaire très convenable.
Bon, je te passe les différentes interventions. L’ambulance avec un interne auquel j’explique le problo du brave Maghrébin. Puis la Rousse que j’ai fait prévenir par Paris et qui escouade avec empressure. Les deux salauds emballés sans déménagement (toujours selon Béru).
Je suis épuisé, en regagnant mon hôtel. Juste comme j’en franchis le seuil, le concierge de nuit me demande si c’est bien moi, l’illustre commissaire Santantonio. Ebloui par l’affirmative, il me passe la communication en cours et qui, par grâce du ciel, me met Toinet dans la portugaise droite.
Soulagement ! Joie flamboyante !
— Alors, mon héros ? je questionne.
— Ça s’est passé au poil, p’pa. La gonzesse a mis la radio plein tube et n’a pas perçu ma présence. J’ai les reins en rémoulade. Nous sommes à Lyon. Elle a apporté le rognon du mec dans la clinique d’assez bonne apparence d’un quartier chicos.
« J’ai profité de ce qu’elle était à l’intérieur de l’établissement pour me sortir de sa caisse. J’en ai crevé les pneus arrière et relevé le numéro. Et puis pris l’adresse de la clinique ; qu’est-ce que je fais d’autre ? »
— Tu as du blé sur toi ?
— Pas lerchouille : trois cents balles suisses et cinq cents français.
— Bien suffisant pour te prendre un billet pour Paris. Va voir à la gare Perrache s’il y a encore un dur à cette heure nuiteuse, sinon prends une piaule dans un hôtel modeste et rentre à la première heure demain ; rendez-vous à la Grande Cage, petit drôle. Tu es un champion !
LE CASSE DÉPARE
Achille, sorti de sa phase léthargeuse, est en pleine conférence lorsque nous nous pointons, les Béru, Toinet et moi. Sont assis en éventail devant lui : M. Blanc. Pinaud, Mathias, ainsi que l’inspecteur Crouillard, un frais nommé, vêtu de jean, blouson, baskets et bonnet de laine à la Jean-Louis Foulquier. Ajoute une malrasance prononcée, une forte odeur de suint tibétain et des déchirures béantes aux genoux et tu commenceras à cerner le personnage. Le Vieux, excédé par cet individu négligé, se lève parfois pour l’approcher, sort ostensiblement son mouchoir parfumé à l’eau de cédrat et le tient appliqué sur son nez comme un qui va reconnaître la charogne de sa belle-doche tardivement retrouvée dans les décombres de ses chiottes après effondrement du quartier.
Notre entrée nombreuse ne lui cause aucune joie excessive. Au contraire, ma présence l’incommode davantage qu’un étron frais collé à sa semelle.