— On cherche de la place et on fait silence ! nous jette-t-il d’une voix rogue et rauque, nous travaillons, nous autres ! Nous n’allons pas chasser la Swatch helvétique, le cigare Gérard et le chocolat Nestlé.
Satisfait par cet accueil, il reprend le fil du rapport :
— Monsieur le directeur du laboratoire, combien de noms avez-vous mis à jour sur le carnet du sieur Marmelard ?
— Six, monsieur le directeur, répond Mathias, le petit doigt sur la couture de sa cicatrice d’appendicite.
Il ajoute, à voix de pécheresse en confession :
— Je me suis permis d’en déposer la liste sur votre bureau.
— Mevoui, admet le Surdabe.
Il cueille icelle, la parcourt du regard, puis :
— Fernand Déplez, chef steward à Air France, qui s’en occupe ?
— Moi, dit Pinuchet. C’est un garçon irréprochable, bien qu’homosexuel.
— Et vous appelez cela « un garçon irréprochable », Pinaud ? Vos mœurs se seraient-elles perverties en mon absence ?
— Je parlais du point de vue professionnel, rectifie Pinaud.
— P’pa ! lamente tout à coup Apollon-Jules, j’peuve aller m’asseoir dans l’fauteuil du vieux con ?
— Non ! jette le Gravos.
— Mais y s’en serve pas et moi j’sus fatigué.
Le Suprême glapit :
— Bérurier, est-il indispensable que vous ameniez cet enfant dégénéré dans mon bureau ?
— C’est dans çui à Sana, qu’j’l’amène, riposte Sa Grassouillerie ; pas d’ma faute si c’est l’même.
— Filez ! Nous ne sommes pas un établissement pour handicapés mentaux.
— Non, restez ! interviens-je. Ainsi que tu l’as fait remarquer à M. le codirecteur, cette pièce m’est également réservée et tu y as droit de cité.
— Vous me cherchez, San-Antonio ? questionne le Vioque en frémissant de la glotte.
— Vous chercher ! Mais pour quoi faire, mon cher Achille ? j’exclame.
Un sultan, non ?
L’orage gronde sur El Paso. Depuis le début, je sais que l’un de nous deux est de trop, faudra bien en tirer les conséquences.
— Vous me rendrez raison de cette impertinence ! vitupère Achille.
— Sur le pré ? raillé-je. Jamais de la vie ! Je préfère vous laisser le champ libre. Je vais, de ce pas, proposer ma démission au ministre.
— Si tu le fais, j’agis de même, déclare M. Blanc.
— Et moi z’aussi, assure Béru.
— Je m’en voudrais de ne pas me joindre à vous, affirme Pinaud.
Emporté par le flot, Mathias dit qu’il est prêt à envisager la question, ce qui entraîne illico l’adhésion de l’inspecteur Crouillard, dont je salue le courage. C’est méritoire pour un nouveau promu de prendre une telle décision.
Douché, Pépère reste dodelineur au milieu de l’arène, tel le toro qui vient de prendre les banderilles et qui se demande bien pourquoi ces sales cons en habit de lumière lui cherchent du suif alors que sa seule destinée est de bouffer de l’herbe et de sabrer des vaches.
Pour réagir il dit à Crouillard :
— Taisez-vous, inspecteur : vous puez !
Crouillard s’hébète d’entendre ça. Il consulte l’assistance :
— C’est vrai que je pue ?
Blanc lui vole au secours :
— Chacun sent ce qu’il peut, assure le cher Jérémie : moi c’est le nègre, toi, un peu le fauve à cause de la doublure de ton blouson.
Rasséréné, le jeune gars affronte le dirluche bis.
— Je préfère sentir le fauve que le caveau de famille, dit-il. Sauf votre respect, vous me faites penser à une exhumation, monsieur le codirecteur.
Le bien-aimé Chilou porte la main à son cœur.
— Oh ! exprime-t-il insobrement ; oh ! vous avez tous entendu ce que vient de me dire ce voyou ? Il est radié séance tenante de la police.
— Il ne vous a rien dit, déclare Pinaud. Ne feriez-vous pas de l’hallucination auditive ? N’est-ce pas que Crouillard ne lui a rien dit ? Nous en sommes témoins.
On affirme. En chœur. En trombe. En force.
Le Vieux nous défrime avec éperduance. Quoi de plus terrible à supporter qu’un faux témoignage collégial ?
— C’est une fronde, murmure-t-il. J’espère que Dieu fera de vous des vieillards, telle est ma malédiction.
Il se dirige en raclant des pattounes vers la porte.
— Et pourtant, il pue ! déclare l’Ancien en désignant Crouillard avant de sortir.
Ainsi Galilée affirmait-il la rotation de la Terre après que l’Inquisition l’eut fait chier comme pas possible !
Pris de pitié, je sors sur ses talons.
Il ne peut aller loin, s’assoit sur la banquette de cuir. Je, de même.
Pose mon bras sur son épaule.
— Patron, chuchoté-je, comprenez que seuls peuvent se maintenir ceux qui acceptent le changement des époques. Les façons anciennes, celles que vous nous avez inculquées sont périmées à tout jamais. Elles ont rempli leur rôle ; à présent on joue la partition différemment. Restez parmi nous, mais sans vous insurger. Soyez le sage qui approuve, faites-vous aux jeans déchirés, passez outre le vert langage et, surtout, surtout, gardez votre sérénité, Boss. C’est d’elle que nous avons encore besoin et non de vos rebuffades. Encouragez et ne critiquez pas ce que vous ne pouvez pas comprendre. Tout s’est fragilisé en se durcissant.
Il est très pâle, le vieux chéri ; touché au cœur par mon discours.
— Tu sais que je t’aime, toi ? me fait-il, le regard brillant comme une trace de sperme sur une lèvre de femme.
Je l’étreins. Crouillard a dit faux : Chilou ne sent pas le caveau de famille, mais la garde-robe bourrée d’antimite avec, en dessous, son eau de toilette d’officier supérieur.
— Allons, venez, patron, vous nous êtes indispensable.
Il me suit.
Silence dans les rangs.
Achille Hachille murmure :
— Un peu de nervosité, messieurs, que vous voudrez bien pardonner à mon âge.
Il regagne son fauteuil que le fils Bérurier a jugé vacant et qu’il occupe comme un crapaud occupe une feuille de nénuphar.
— Laisse-moi ma place, mon petit bijou, requiert Chilou à voix mélodieuse.
— Ta place, elle est au cimetière, vieux nœud ! que lui rétorque l’Affreux.
Le dirloche a une remontée de bile au carburo. Il fait pivoter son fauteuil, empoigne le lardon de sa main en serres de rapace et l’arrache de son siège.
— Du vent, fils d’étron !
Ça, qu’il lui lâche, pleine bouille et sur un ton si tant tellement impressionnant qu’Apollon-Jules court se réfugier derrière l’énorme cul paternel.
Le Dabe retrouve le sourire et murmure en réemparant sa liste de suce-pets :
— Donc, mon très cher Pinaud, R.A.S. sur le chef steward Fernand Déplez ?
— Rien, monsieur le directeur, bavoche la Pine. Cet employé est excellemment noté et travaille depuis quatorze ans à Air France.
— Sa vie privée ?
— Il a un ami.
— Un giton qui l’escroque ? raille le Very Old.
— Pas du tout. Dans le couple, c’est lui le minet, figurez-vous. Son protecteur est un monsieur de soixante-cinq ans, riche et considéré. Il se nomme Guy Lanhœuf, appartient au Jockey Club et habite un château aux portes de la Normandie.
— Que voilà donc du beau, du bon, de l’excellent travail, ami Pinaud, roucoule le vieux ramier qui a retenu ma leçon. Voyons maintenant ce qu’a fait notre jeune et brillante recrue, Xavier Crouillard ?
— Pour ma part, j’ai traité de deux cas, annonce l’inspecteur ci-dessus : l’hôtesse Maryse Montrouh et le radio Albert Deliaige. Le gars est sans problème marié, deux enfants, un pavillon en banlieue, une Saab 900 décapotable ; par contre, la gonzesse mène une vie de pissotière. Elle ne peut pas rester une journée sans voir une queue. Elle est divorcée trois fois et fréquente des boîtes de nuit quand elle ne travaille pas.