La dame Salvator-Diaz occupe le lit le plus proche de la porte. C’est une bonne personne à figure ronde, avec une moustache à la mongole, une énorme verrue violette sur la narine droite, un regard dissymétrique, la peau quasi asiate et qui dégage une forte odeur de lait sur, de sueur femelle et d’orifices humains.
Comme il n’est pas question d’appliquer à une jeune mère le régime du sérum de vérité, je suis venu seul et sans matériel frelaté, interroger la nouvelle maman.
Afin de me concilier ses bonnes graisses, je commence par m’extasier sur son lardon, si ravissant, bien constitué pour un ouistiti de quelques heures, avec une belle énergie, une façon de presser sur la mamelle en cours d’exploitation pour lui faire rendre un max, tout ça. Elle est aux anges, la Maria-Flora. Elle me répète des « Obrigado ! Obrigado ! » charmés. Je ne réponds pas de l’orthographe du mot, mais je reconstitue sa sonorité.
Quand elle est bien conquise, je place ma question acérée comme un dard :
— Il y a longtemps que vous êtes en rapport avec M. Roger Marmelard ?
Illico, son éberluance infeinte m’apprend qu’avec elle, comme avec les deux premiers, je vais faire chou blanc, chou rouge, voire même chou de Bruxelles.
Il faut en convenir enfin : ces six personnes mentionnées sur son agenda ignorent tout du transporteur. J’en reste essoré de la pensarde.
Le reste de la converse n’est que sciure de mots pour cacher la mère Dauchat. Je chique à la gourance. Ah ! elle est une Salvator-Diaz de Lisboa ? Pas une de Porto ? Alors il y a erreur, pardon, ça m’aura toujours valu d’admirer le plus beau bébé jamais sorti de burnes, puis d’entrailles portugaises. Compliments ! Bonne chance ! Que Dieu protège cette existence neuve !
Départ.
C’est en franchissant la porte de l’étable que je bronche. La banderille d’une idée-force se plante en moi, écrirait la comtesse de Paris (et banlieue). Je te la livre encore humide : le fait que ces gens soient mentionnés dans le carnet du transporteur n’implique pas que LUI eût des contacts directs avec eux. S’il s’est livré à du louche, il a pu agir à travers une tierce personne et soigneusement préserver son anonymat. C.Q.F.D., non ?
Il faut donc poser le problème autrement. De quelle manière, une « personne de paille, œuvrant pour Marmelard, a-t-elle pu amener les six personnes incriminées à opérer un trafic quelconque pour le transporteur, SANS S’EN RENDRE COMPTE ? »
Passionnant, hein ?
En fait tout est à reprendre, car je n’ai pas posé les bonnes questions !
LE GRAND JEU
EN PLUSIEURS PARTIES
4
Sur mon burlingue, un message de Béru à mon intention :
J’ai une communion d’la plus haute importation à t’faire. Viens m’voir, j’sus t’au chenil du 14 quai d’la Megésserie. Y a urgerie !
J’achève cette lecture en forme d’appel pressant et Toinet se radine, flanqué d’une jeunesse à qui je butinerais la case trésor sans me faire payer. Vingt piges, bien tournée, le regard vif et sombre, le cheveu châtain. Elle porte un kilt à carreaux noirs-blancs-gris, un chemisier blanc, une veste noire. Médaille de la Sainte Vierge entre deux délicieux seins gros comme des pêches et tout aussi veloutés.
— Claudette Bruyant, me la présente-t-il.
Je serre la menotte qui se tend, notant au passage l’humble montre du poignet.
Regard interrogateur à Toinet. S’agit-il d’un levage du jour ? Et si oui, pourquoi le drive-t-il à la Grande Cage plutôt qu’à l’Hôtel des Deux Hémisphères et de la Raie culière réunis ? A moins qu’il ne compte utiliser le studio du Vioque attenant au bureau ? Mais ça me surprendrait, Chilou se trouvant parmi nous, désormais.
Mon luron ajoute en me vaporisant une œillade aussi efficace qu’un gyrophare d’ambulance :
— Claudette est la fille de l’employé d’aéroport tué par un chauffard.
Vu !
— Mes condoléances, mon petit, murmuré-je gauchement, car s’il y a une chose qui me met dans mes petites godasses, c’est bien ça.
Je préfère les écrire, là je trouve des mots bien vibrants, humides et touilleurs de peines dont on pourrait faire un recueil générateur d’inspiration. Mais débiter du lacrymal à quelqu’un que tu ne connais ni des lèvres ni des dents a quelque chose de gênant.
Elle chuchote « Merci » et son regard s’emplit de larmes.
— Comme y a rien de plus dégue qu’un chauffard fuyant ses responsabilités, reprend le gars Antoine, je me suis livré à une petite enquête.
Toujours son regard sous-titreur.
— Tu as bien fait, mon garçon.
Il est joyce, le môme.
— Tu as découvert des choses intéressantes ?
— Je voudrais que Claudette te raconte quelque chose, c’est pour cela que je l’ai amenée.
— Eh bien, je vous écoute, petite fille, dis-je à la jouvencelle de l’abbé Soury.
Charmante môme que son chagrin rend davantage romantique, je pense (en anglais : I think).
Elle déclare :
— Le jour de sa mort, quelqu’un l’a demandé au téléphone, à la maison, entre midi et demie et une heure. J’ai répondu qu’il ne rentrait pas pour déjeuner. La personne qui appelait…
— Homme ou femme ? coupé-je.
— Homme.
— Donc, la personne a voulu savoir à quelle heure papa rentrait, et comment ?
— J’ai dit qu’il quittait son service à l’aéroport à 17 heures et se déplaçait à mobylette. On m’a remercié et on a raccroché.
— C’était quel genre d’homme, votre père, Claudette ?
— Quelqu’un de gentil, de tranquille. Il aimait le bricolage, les matchs de foot, la pêche à la ligne, ainsi que sa voiture qu’il bichonnait et appelait « la princesse ».
— Ses fréquentations ?
— Inexistantes. Il ne vivait que pour sa famille. De temps en temps, il voyait un de ses condisciples du Gers qui habitait non loin de chez nous, mais c’était tout.
— Vous ne vous rappelez pas quelques visiteurs inconnus ?
— Aucun.
— Des coups de téléphone inhabituels ?
Elle secoue la tête.
— Non plus. Je vous le répète, monsieur, il n’existait pas quelqu’un de plus rangé que papa.
Et puis soudain, elle fond en larmes, la pauvrette. C’est si récent, ce drame ! L’enterrement remonte à ce matin, tu mords ?
Antoine semble malheureux de ses larmes. Il voudrait tenter de la consoler, n’ose. Moi, je lui montre. Prends la gamine dans mes bras et la laisse humidifier mon plastron. Je lui caresse la nuque en chuchotant :
— Oui, petite fille ; oui… Je comprends. Pleurez, ça soulage…
Ça le fait chier, mon rejeton, de me voir si à mon aise dans le rôle du consolateur. D’autant qu’elle a pas l’air de trouver ça mal, Claudette. Son visage est enfoui dans les poils de mon poitrail. Je sens que, mine de rien, elle respire mon odeur de mâle, y prend un plaisir inconscient. C’est vraiment de la jolie brouette, cette gosse ! Je m’y attellerais volontiers. Peut-être d’ici quelques jours, quand sa peine lui fera moins mal ? A l’insu d’Antoine bis, œuf corse. Rien qui fasse plus chier un fils que quand son dabe lui embarque une souris à sa pointure sous le nez. L’inverse aussi fait tarter les pères, mais ils se font une raison, au bénéfice de l’âge.
Agacé, Antoine passe dans le studio des voluptés. Il en ressort dare-dare et me jette :
— Il y a des drôles de jetons à prendre par ici !