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Aux interrogations de sa maîtresse Ulric répondit par un banal prétexte d’indisposition. Le lendemain il alla voir son notaire; et, après avoir écouté très indifféremment les explications que M. Morin lui donna sur l’administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à son successeur tous les pouvoirs qu’il lui avait donnés; il insista surtout pour qu’à l’avenir, et sous aucun prétexte, on ne vînt déranger son incognito, qu’il voulait encore conserver.

– Ne désirez-vous pas que je vous remette quelque argent? demanda M. Morin à son client singulier.

– De l’argent? dit Ulric; non, j’en gagne… Il rentra chez lui l’esprit plus libre, le front rasséréné, et retrouva auprès de Rosette la tranquille et charmante familiarité que l’incident de la veille avait vaguement refroidie. Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage. Peu de temps après la fabrique dans laquelle Ulric était employé comme contremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha de l’occupation dans d’autres établissements; il essaya de se placer seulement en qualité d’ouvrier; mais on était alors au milieu d’une crise commerciale, et un grand relâche s’était opéré dans les travaux de son industrie. Les patrons avaient été dans la nécessité de mettre à pied une partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras libres, – la sinistre liberté de la misère; et lui, ultra-millionnaire, il comprit l’épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage est aussi l’époque de la famine.

– Pourtant, pensait-il au retour de ses courses infructueuses, je n’aurais qu’un mot à dire…

Quant à Rosette, jamais peut-être elle n’avait été plus gaie, jamais ses dix-huit ans en fleur n’avaient embaumé la maison d’un plus doux parfum de jeunesse et d’amour. Seulement elle travaillait deux heures de plus soir et matin; et le petit ménage vécut heureux encore un mois, malgré les privations imposées par la nécessité.

À la nécessité succéda la misère. Plusieurs fois, le soir, à la nuit tombante, choisissant les rues désertes, Rosette s’aventura dans ces comptoirs d’usure patentés vers lesquels les premiers vents de l’hiver poussent une foule de misères frissonnantes, qui viennent, timides et honteuses, demander au prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret de bois vert qui doit pour une heure enfumer la mansarde humide.

Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dans les magasins du mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutte avec la misère, Ulric éprouvait la volupté singulière qui, chez quelques natures, résulte d’un sentiment inconnu, fût-il même douloureux. Son amour souffrait en voyant la pauvre Rosette sortir le matin, par le brouillard et le froid, vêtue d’une pauvre robe bleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour cause de vétusté et devenue maintenant son unique vêtement. Mais l’esprit d’analyse l’emportait sur le cœur. La manie de l’expérience étouffait la voix de l’humanité, et il voulait savoir jusqu’à combien de degrés pourrait atteindre le dévouement de Rosette.

Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu’il allait chercher tous les soirs dans la maison où elle travaillait, Ulric entendit deux femmes marchant derrière lui, mises avec le somptueux mauvais goût des lorettes bourgeoises, railler la toilette de Rosette, qui faisait effectivement une antithèse avec la rigueur de la saison.

– Tiens, vois donc, disait l’une, une robe d’indienne; c’est original.

– Et un chapeau de paille, ajoutait l’autre, en novembre; c’est un peu tôt ou un peu tard.

Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point paraître. Quant à Ulric, il lança aux deux femmes un coup d’œil chargé de colère et de mépris.

Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric fut pris d’une crise violente dont l’exaltation effraya Rosette, pourtant accoutumée à ces explosions d’amour. Il se jeta aux pieds de sa maîtresse, et embrassant à pleines lèvres la petite robe bleue dont elle était vêtue, il s’écria:

– Ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu souffres; hier et aujourd’hui tu as eu froid, demain tu auras faim peut-être. Si tu voulais, ta jeunesse pourrait s’épanouir au milieu d’une existence de joie et de plaisir, au lieu de rester emprisonnée dans la misère. Mais patience, les bons jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante, parée, tu auras de la soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu voudras, ma chère. Ah! quels trésors pourraient payer ton sourire? Tu ne travailleras plus… tes pauvres mains, mordues tout le jour par l’aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasser par mes lèvres. Oh! ma chère Rosette, ma pauvre fille!… patience, tu verras.

En cet instant Ulric était bien décidé à aller le lendemain chercher de l’argent chez son notaire.

Le lendemain, en effet, il se présenta chez le successeur de M. Morin, qui, prévenu d’avance sur les excentricités de son client, ne parut point surpris du costume délabré sous lequel il voyait le comte de Rouvres.

– Monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me remettre quelque argent.

– Je suis à votre disposition: quelle somme désirez-vous, monsieur le comte? demanda le notaire.

– J’ai besoin de cinq cents francs, répondit Ulric. Le notaire entendit cinq mille francs. Il ouvrit sa caisse et en tira cinq billets de banque, qu’il posa sur son bureau en face d’Ulric.

– Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez trop; c’est seulement cinq cents francs que j’ai eu l’honneur de vous demander.

Le notaire resserra les billets, et compta vingt-cinq louis à Ulric, qui les mit dans sa poche après avoir signé la quittance.

Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait joyeusement, Ulric fut pris de réflexions qui lui firent regretter la démarche qu’il venait de faire. Par quelles raisons pourrait-il expliquer à Rosette la possession de cette somme, qui aurait, pour la pauvre fille, l’apparence d’une fortune? Ulric lui avait trop souvent répété qu’il n’avait aucune connaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu’il pût prétexter un emprunt fait à quelque personne. Mais ce n’était pas encore là le vrai motif qui inquiétait Ulric: le motif réel avait sa cause dans l’égoïsme dont était pétri l’amour violent qu’il éprouvait pour Rosette. Ulric se savait, plus que tout autre, habile à se créer des tourments imaginaires. Enclin à faire ce qu’on pourrait appeler de la chimie morale, il ne pouvait s’empêcher de soumettre tous ses sentiments, toutes ses sensations aux expérimentations d’une logique impitoyable. Il avait remarqué que son amour pour Rosette, amour né d’ailleurs dans des conditions particulières, avait acquis une violence nouvelle depuis qu’une misère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage.

À ce dénûment Rosette avait toujours opposé non une résignation muette, tristement placide et faisant la moue, mais au contraire une indifférence en apparence si vraie, un oubli si complet, un si profond dédain du lendemain, qu’Ulric éprouvait un charme étrange à voir cette créature si insolente avec le malheur.

Quelquefois cependant, ayant remarqué la pâleur maladive qui peu à peu avait envahi le visage amaigri de la jeune fille, en écoutant cette voix dont la fraîche sérénité était souvent altérée par des éclats métalliques, Ulric se demandait avec inquiétude si ces fanfares de gaieté immodérée, ces fusées de rires fous qui s’échappaient sans motifs des lèvres de sa maîtresse, n’était point semblables aux lumières fantastiques des lampes mourantes dont les flammes, qui s’élancent par bonds capricieux et inégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive que lorsqu’elles vont s’éteindre.