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Sous l’impression des sentiments qu’il éprouvait en ce moment, Ulric s’épouvanta lui-même en voyant dégagé de tout raisonnement sophistique, le monstrueux égoïsme qui lui servait de mobile.

– Je suis fou, s’écria-t-il; ma conduite avec cette pauvre fille est plus que stupide, elle est odieuse… Je vais la perdre, et avec elle tout le bonheur, toute la jeunesse qu’elle avait su me rendre par cet amour dévoué qui ne s’est pas démenti jusqu’au dernier moment. Oh! non! non! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas!

Ulric courut tout d’une haleine chez son notaire, et le rencontra au moment même où celui-ci se disposait à aller en soirée.

– Monsieur, lui dit Ulric, les raisons pour lesquelles j’avais quitté le monde n’existent plus; je quitte mon incognito et je rentre dans la société; je reprends possession de ma fortune; je vous prie donc, dans le plus court délai qui vous sera possible, de réunir les fonds que j’ai déposés chez vous. En attendant, et pour l’heure présente, de quelle somme pouvez-vous disposer?

– Monsieur le comte, répondit le notaire, je puis sur-le-champ vous remettre vingt-cinq mille francs.

– C’est bien, dit Ulric: je vais vous en signer la quittance. Mais ce n’est pas tout, j’ai un autre service à vous demander.

– Je suis entièrement à vos ordres.

– Il faut, dit Ulric, que d’ici à deux jours vous m’ayez procuré un appartement habitable pour deux personnes. Comme je n’ai pas le temps de m’occuper de tous ces détails, je vous prierai également de me trouver un homme d’affaires intelligent, qui s’occupera de l’ameublement. Je veux que tout y soit sur le pied le plus confortable, qu’on n’épargne rien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours.

– Je prends l’engagement de ne point dépasser ce délai d’une heure, répondit le notaire; dans deux jours, j’aurai l’honneur de vous faire prévenir.

Le lendemain matin Ulric courut à l’hôpital pour voir sa maîtresse, et lui avouer qui il était. Elle était hors d’état de le comprendre; la fièvre cérébrale s’était déclarée pendant la nuit, et elle avait le délire.

Ulric voulait l’emmener, mais les médecins s’opposèrent au transport; néanmoins ils donnèrent quelque espérance.

Au jour fixé, l’appartement du comte Ulric de Rouvres était préparé. Ulric y donna rendez-vous pour le soir même à trois des plus célèbres médecins de Paris. Puis il courut chercher Rosette.

Elle venait de mourir depuis une heure. Ulric revint à son nouveau logement, où il trouva son ancien ami Tristan, qu’il avait fait appeler, et qui l’attendait avec les trois médecins.

– Vous pouvez vous retirer, messieurs, dit Ulric à ceux-ci. La personne pour laquelle je désirais vous consulter n’existe plus.

Tristan, resté seul avec le comte Ulric, n’essaya pas de calmer sa douleur, mais il s’y associa fraternellement. Ce fut lui qui dirigea les splendides obsèques qu’on fit à Rosette, au grand étonnement de tout l’hôpital. Il racheta les objets que la jeune fille avait emportés avec elle, et qui, après sa mort, étaient devenus la propriété de l’administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robe bleue, la seule qui restât à la pauvre défunte. Par ses soins aussi, l’ancien mobilier d’Ulric, quand il demeurait avec Rosette, fut transporté dans une pièce de son nouvel appartement.

Ce fut peu de jours après qu’Ulric, décidé à mourir, partait pour l’Angleterre.

Tels étaient les antécédents de ce personnage au moment où il entrait dans les salons du café de Foy.

L’arrivée d’Ulric causa un grand mouvement dans l’assemblée. Les hommes se levèrent et lui adressèrent le salut courtois des gens du monde. Quant aux femmes, elles tinrent effrontément pendant cinq minutes le comte de Rouvres presque embarrassé sous la batterie de leurs regards, curieux jusqu’à l’indiscrétion.

– Allons, mon cher trépassé, dit Tristan en faisant asseoir Ulric à la place qui lui avait été réservée auprès de Fanny, signalez par un toast votre rentrée dans le monde des vivants. Madame, ajouta Tristan en désignant Fanny, immobile sous son masque, madame vous fera raison. Et vous, dit-il tout bas à l’oreille de la jeune femme, n’oubliez pas ce que je vous ai recommandé.

Ulric prit un grand verre rempli jusqu’au bord et s’écria:

– Je bois…

– N’oubliez pas que les toasts politiques sont interdits, lui cria Tristan.

– Je bois à la Mort, dit Ulric en portant le verre à ses lèvres, après avoir salué sa voisine masquée.

– Et moi, répondit Fanny en buvant à son tour… je bois à la jeunesse, à l’amour. Et comme un éclair qui déchire un nuage, un sourire de flamme s’alluma sous son masque de velours.

En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa chaise, et, prenant dans sa main la main que Fanny lui abandonna, il lui dit:

– Répétez, répétez, madame…

Fanny reprit son verre, qu’elle n’avait achevé qu’à demi, et répéta avec un accent d’enthousiasme juvénile:

– Je bois à la jeunesse, je bois à l’amour!

– C’est impossible… Cette voix, d’où vient-elle? Ce n’est pas cette femme qui a parlé. De quelle tombe est sortie cette voix? Quelle est cette femme? murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se borna à lui répondre: «Vous avais-je menti?»

Mais tout à coup, sur un geste de Tristan, Fanny laissa tomber le capuchon de son domino en même temps qu’elle détachait son masque, et avec une grâce adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit en lui parlant de si près qu’il sentit la fraîcheur de son haleine:

– Me ferez-vous raison, monsieur le comte?

En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet, foudroyé, presque épouvanté.

Fanny était admirablement belle ce soir-là.

Une couronne de petites roses naturelles était posée sur son front comme une auréole printanière, et les brins de son feuillage faisaient une alliance charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les crêpelures avaient l’éclat lumineux de l’or en fusion. C’était, comme idéalisée par un poète mystique, une de ces adorables figures qui sourient si doucement dans les toiles de Greuze.

– Rosette! ma Rosette!… c’est Rosette!… s’écria Ulric à demi fou.

– Pour tout le monde je m’appelle Fanny, dit la jeune femme en inoculant à Ulric une exaltation qui croissait à chaque coup de son regard bleu, je m’appelle Fanny; j’ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes de Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par où l’on sort de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et pour y pénétrer, il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont ruiné leur père. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d’or; pour l’instant où je vous parle, je suis presque ruinée à cause d’un accès de confiance que j’ai eu dans un moment d’ennui. Aussi, pendant un mois, vais-je coûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur le comte, ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un dernier coup d’œil provocateur, elle sembla dire à Ulric: