– Allons, dit le vieux voisin en faisant entrer Octave dans une petite salle à manger – où un appétissant dîner était préparé, – allons, jeune homme, asseyez-vous là, – en face de moi, et pour commencer, buvons, – buvons à nos vingt ans!
Et, faisant sauter le bouchon d’une bouteille de vieux vin, contemporain de son enfance, le voisin en versa deux verres et trinqua avec Octave, qui se plaça en face de lui.
– Comment vous nommez-vous? demanda tout à coup le voisin.
– Je m’appelle Octave, dit celui-ci.
– Et moi… dit le voisin. Au fait, ajouta-t-il en riant, appelez-moi comme tout le monde… le bonhomme Jadis… et votre maîtresse, comment se nomme-t-elle? dites, que nous buvions à sa santé.
– Je n’ai pas de maîtresse, dit Octave en rougissant presque.
Ah! ciel! – fit le bonhomme Jadis. Vous êtes sûr… Ordinairement l’approche de la jeunesse a toutes les douceurs souriantes d’une aube d’été, et, comme l’oiseau qui va tenter sa première volée et se penche au bord du nid pour saluer d’un chant joyeux le rayon matinal, le cœur de ceux qui arrivent à l’âge juvénile s’emplit de murmures: mille voix pleines de charmantes promesses s’éveillent dans leur âme, et leurs lèvres, où fleurit un beau sourire, saluent d’un cri d’espérance le soleil levant de leur vingtième année.
Il n’en était pas de même pour Octave, qui avait trouvé le malheur assis au seuil de son adolescence. Aussi la jeunesse lui apparaissait-elle à travers une brumeuse tristesse, et il aurait voulu pouvoir franchir d’un seul pas, et dans un seul jour, cet âge qui sépare l’époque où l’on rêve de l’époque où l’on se souvient. À vingt ans, il ne savait donc rien d’exact et de précis sur les choses de la vie. C’était une de ces natures tardives qui atteignent quelquefois le milieu de la jeunesse sans que rien ait tressailli dans leur cœur, recouvert d’une cuirasse de placidité. Aussi avait-il paru étonné et presque effrayé quand son vieux voisin lui avait demandé le nom de sa maîtresse.
Mais le vieillard parut encore surpris davantage lorsque Octave lui répondit qu’il n’était pas amoureux. Un sourire d’incrédulité courut sur ses lèvres, et il fit un petit geste qui voulait dire:
– Allons donc!
Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelques mots, raconta son passé et sa situation présente. Le vieillard l’avait écouté, les coudes sur la table et la tête appuyée dans ses mains.
– Pas de maîtresse! C’est prodigieux! murmurait-il. Mais alors, jeune homme, qu’est-ce que vous faites donc de vos vingt ans?
– Je suis pauvre, j’ai mon avenir à assurer, et pour moi le travail est un devoir, dit Octave.
– Le premier devoir de la jeunesse, c’est le plaisir, et l’amour en est la première vertu, dit le bonhomme Jadis en vidant son verre. Moi, j’ai été vertueux. Ma conscience est en repos, ajouta-t-il avec un large rire.
Ces maximes d’une philosophie avancée, inconnue à Octave, l’effarouchèrent au point qu’il se leva de dessus sa chaise, comme s’il s’apprêtait à sortir.
– Eh! là là, dit en souriant le bonhomme Jadis, n’ayez point peur, mon jeune ami, je ne suis point le diable, rassurez-vous. – Ah! dit le vieillard, voilà qui est certainement bien étrange. D’après ce que vous m’avez dit, vous vivez dans l’isolement, fuyant exprès toute société, dans la crainte qu’elle ne vous induise à mal. Je suis sans doute la seule personne avec laquelle vous ayez consenti à avoir des relations, et c’est probablement mon âge qui m’a valu cette préférence. Vous m’aurez pris pour un marchand de morale, un bon père sermon bien radoteur, et vous vous serez dit: Voilà mon affaire. De même que moi, lorsque je vous ai vu arriver ici pour la première fois, je me suis dit de mon côté: mon nouveau voisin est jeune, ça doit faire un gaillard; il amènera un régiment de colombes dans son pigeonnier, ajouta le bonhomme en indiquant du doigt la chambre d’Octave, ça me réjouira la vue; et ce soir, quand je vous ai vu à votre fenêtre et que j’ai eu l’idée de vous inviter à partager mon dîner pour célébrer ensemble notre jour de naissance, je me suis dit encore: Bon, ça va être gai, nous nous conterons nos fredaines. Et puis… pas du tout, voilà que nous sommes trompés tous deux: c’est moi qui suis le jeune homme, et c’est vous qui avez des cheveux blancs. C’est prodigieux, n’est-ce pas? acheva le vieux bonhomme en regardant Octave, qui ne put s’empêcher de sourire.
– Voyons, dit le bonhomme Jadis en frappant sur l’épaule d’Octave, avouez que je vous fais peur, que vous me prenez pour un libertin, pour un fou tout au moins. Ah! fit le vieillard avec un autre accent et en levant les yeux vers le ciel, fou… oui, je le suis peut-être, et Dieu me la conserve, cette chère et douce folie qui ne fait de mal à personne et qui me fait du bien à moi. Eh! mais, dit-il en relevant la tête après un court silence, nous boudons les bouteilles, à ce que je crois, jeune homme.
Et débouchant un second flacon, il versa du vin dans les verres.
Octave avait d’abord eu l’idée de chercher une excuse pour se retirer; mais un vague instinct de curiosité le retint près de ce singulier vieillard: il but le verre que le bonhomme venait de remplir.
– Ah! bon vin de mon pays, disait celui-ci en buvant lentement, tu as baptisé mon premier amour; et quand tu coules dans ma poitrine, il me semble que mon cœur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays! Comme ça, dit tout à coup le vieillard en regardant son convive dans les yeux, vous n’aurez rien à me conter? Au fait, qu’est-ce que vous me pourriez dire? vous ne savez rien, puisque vous vivez dans un trou.
– Ah! c’est bien triste, autant vaudrait avoir pour voisin un séminariste. Quel funèbre compagnon vous faites! Dieu vous punira, jeune homme.
Octave releva la tête et regarda son hôte, dont le visage s’animait de plus en plus.
– Dieu me punira! dit Octave, qu’est-ce que je fais donc de mal? pourquoi?
– À quoi bon vous le dire? reprit le vieillard, vous ne me comprendriez pas. Vous ne croyez pas à mon évangile; c’est pourtant un livre honnête, car il conseille le bonheur, qui est la santé de l’âme. Après tout, continua le bonhomme, vous n’avez que vingt ans; vous êtes en retard, c’est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurez perdu le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager; cette maison m’attriste maintenant. Je ne peux plus mettre le nez à la fenêtre sans apercevoir une vieille figure. Je comptais sur votre voisinage; mais… Bah! n’en parlons plus. J’irai loger de l’autre côté de l’eau, dans le quartier latin, c’est plein de jeunes gens; quelquefois je vais m’y promener. Je monte dans les maisons, sous le prétexte de louer un logement, j’entre partout, je regarde, j’écoute. Quelles jolies filles, quelle bonne humeur! comme tout ce monde-là est heureux! Seulement ils ont le tort de boire trop de bière; c’est mauvais, ça glace le sang. Parlez-moi du vin, à la bonne heure. Et il se versa une nouvelle rasade.
En ce moment, le vent qui soufflait des hauteurs de Montmartre secouait à la fenêtre de la salle à manger les lambeaux d’une vieille ronde populaire nouvellement arrangée en quadrille; et un musicien d’alentour, qui faisait à sa croisée des exercices de hautbois, se mit à répéter comme un écho l’air exécuté par l’orchestre de la barrière.
Le bonhomme Jadis, qui s’était subitement tu quand il avait entendu les sons lointains de cette musique, tressaillit et se leva précipitamment lorsque le hautbois du voisinage répéta l’air, dont pas une note n’était perdue.