En ce moment une ombre passa rapidement devant le banc sur lequel ils étaient assis, et une voix leur jeta ces mots en passant: Bonsoir, les amoureux!
Rosette tressaillit et se serra auprès d’Ulric.
Tous deux venaient de reconnaître la voix d’une de leurs voisines.
IV
Peu de jours après leur entrevue au jardin des plantes, Ulric et Rosette quittaient ensemble la maison où ils s’étaient connus, et emménageaient dans un logement commun, situé dans une des rues désertes et tranquilles qui avoisinent le Luxembourg.
Sa liaison avec Rosette n’avait été dans le principe pour Ulric que le résultat d’une affection tranquille et presque protectrice que la jeune orpheline lui avait tout d’abord inspirée. Mais peu à peu, à sa grande surprise et à sa grande joie, comme un homme qui recouvre tout à coup un sens perdu, il comprit qu’il aimait Rosette.
Alors une nouvelle existence commença pour lui. Cette misanthropie amère, ce dégoût obstiné des hommes et des choses qui auparavant se trahissaient dans toutes ses réflexions et dans ses moindres paroles, s’adoucirent graduellement, et son esprit retrouva le chemin qui conduit aux bonnes pensées.
Cependant quelquefois, par une brusque transition, il lui arrivait de retomber dans les ombres de l’incertitude, un souvenir importun des jours passés apparaissait tout à coup devant lui, comme une fatale prophétie de l’avenir. Il voyait alors se dresser devant lui le fantôme jaloux des femmes qu’il avait aimées jadis, et toutes lui criaient: «Souviens-toi de nos leçons! Comme toutes celles qui ont tenté de faire battre ton cœur si bien pétrifié, ta nouvelle idole te prépare une déception: fuis-la donc aussi, celle-là qui est notre sœur à nous toutes, qui t’avons trompé. D’ailleurs, tu te trompes toi-même en croyant l’aimer: – les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe; – tu as pris un tressaillement de ton cœur pour une résurrection, ton cœur est bien mort…»
Mais, en relevant la tête, Ulric apercevait devant lui Rosette, heureuse et belle, Rosette, dont le cœur, gonflé d’amour et de juvénile gaieté, semblait, comme un vase trop plein, déborder par ses lèvres en flots de sourires. Alors, en regardant ce doux visage, en écoutant cette voix vibrante d’une douceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la fée souriante de sa vingtième année, et il l’entendait lui dire:
– C’est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont tu t’es si mal servi. Tu m’as renvoyée avant l’heure, et pourtant je reviens vers toi. J’ai de grands trésors à prodiguer, et quand tu les auras dépensés, j’en aurai encore d’autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener: c’est à l’amour. Tu t’es trompé, et l’on t’a trompé, toutes les fois que tu as cru aimer; cette fois ne repousse pas l’amour sincère. Celle qui te l’apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veut partager avec toi. Laisse-toi rendre heureux; il est bien temps.
Alors Ulric, couvrant de baisers insensés le visage et les mains de sa petite Rosette, entrait dans une exaltation dont la jeune fille s’étonnait et s’effrayait presque. Il lui parlait avec un langage dont le lyrisme, souvent incompréhensible pour elle, faisait craindre à Rosette que son amant ne fût devenu fou.
– Merci! mon dieu! s’écriait Ulric, vous êtes bon! La vie a longtemps été pour moi un lourd fardeau, vous le savez. Il est arrivé un moment où nulle force humaine n’aurait pu le supporter; j’ai failli fléchir et m’en débarrasser par un crime. Vous l’avez vu. J’ai douté un instant de votre justice souveraine; puis au bord de l’abîme où j’étais penché déjà, j’ai crié vers vous du fond de mon âme: «Ayez pitié de moi!» Vous m’avez entendu, vous avez envoyé cette femme à mon côté, et vous m’avez sauvé par elle. Merci! mon dieu! vous êtes bon!
– Comme tu m’as aimé à temps, ma pauvre Rosette! et comme tu as bien fait de m’aimer! si tu savais… Maintenant, je ne suis plus le même qu’autrefois. Le bain de jouvence de ton amour m’a métamorphosé. Dans moi, hors moi, tout est changé. J’ai laissé au fond de mon passé ténébreux tout ce que j’avais de flétri: passions mauvaises, instincts haineux, mépris des hommes. Je renais à la lumière du jour, pur comme un enfant; je salue la vie comme une bonne chose que j’ai longtemps maudite, dédaignée; et cela, je le dis en vérité, parce que je t’aime, et parce que tu m’aimes.
Rosette, dont l’esprit n’avait pas fréquenté le dictionnaire familier aux passions exaltées, comme l’était devenue celle d’Ulric, ne comprenait peut-être pas bien les mots dont il se servait, mais sous l’obscurité du langage elle devinait le sens, et, à défaut de paroles, elle répondait par des caresses.
Pendant près d’un an ce fut une belle vie.
Ulric et Rosette continuaient à travailler chacun de son côté; et comme ils menaient l’existence régulière et tranquille des ménages d’ouvriers laborieux et honnêtes, on les croyait mariés, et plus d’une fois leurs voisins leur firent des avances pour établir entre eux des relations de voisinage.
Mais l’un et l’autre avaient préféré rester dans la solitude de leur amour, et s’étaient obstinément efforcés à vivre en dehors de toute relation avec les étrangers.
Un jour, pendant l’absence de Rosette, Ulric reçut la visite d’un jeune homme qui lui apportait une lettre.
Cette lettre était adressée à M. le comte Ulric de Rouvres.
En lisant cette suscription, Ulric ne put s’empêcher de pâlir.
– Vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui avait apporté le billet; cette lettre n’est pas pour moi… Je m’appelle Marc Gilbert.
– Pardon, monsieur le comte, répondit le jeune homme en souriant. Ne craignez point d’indiscrétion de ma part. Je suis envoyé par Me Morin, votre notaire. Des motifs très sérieux l’ont mis dans l’obligation de vous rechercher, et ce n’est qu’après bien des peines et des démarches que nous avons pu parvenir à vous découvrir… Cette lettre, qui est bien pour vous, car, ayant eu l’honneur de vous voir dans l’étude de mon patron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra, monsieur le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin à troubler votre incognito.
Ulric comprit qu’il était inutile de feindre plus longtemps, et prit lecture du billet que lui adressait son notaire.
Il ne contenait que ces quelques lignes:
«Monsieur le comte, «Étant sur le point de vendre mon étude, je désirerais vivement avoir avec vous un entretien pour vous rendre compte des fonds dont vous avez bien voulu me confier le dépôt il y a dix-huit mois. Depuis cette époque, les neuf cent mille francs déposés par vous entre mes mains se sont presque augmentés d’un tiers, grâce à des placements avantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l’avenir; toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudrais vous la soumettre avant de résigner mes fonctions. C’est pourquoi je vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien m’assigner un rendez-vous. Selon qu’il vous plaira le mieux, j’aurai l’honneur de recevoir chez moi M. le comte Ulric de Rouvres, ou je me rendrai chez M. Marc Gilbert. «Recevez, etc. Morin.»
– Veuillez répondre à M. Morin que j’irai le voir demain, dit Ulric au clerc de son notaire quand il eut achevé la lettre dont le contenu venait brutalement lui rappeler un passé, une fortune et un nom qu’il avait complètement oubliés. Aussi la lecture de cette lettre le jeta-t-elle dans un courant d’idées qui amenèrent sur son front un nuage de tristesse et d’inquiétude dont Rosette s’aperçut le soir en rentrant.