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Au moment où nous entrons, l'hôte du lieu, jeune homme habillé en turc d'opéra-comique, achève un repas dans lequel il viole effrontément la loi du prophète, ainsi que l'indique la présence d'un ex-jambonneau et d'une bouteille ci-devant pleine de vin. Son repas terminé, le jeune turc s'étendit à l'orientale sur le carreau, et se mit à fumer nonchalamment un narguillé marqué J G. Tout en s'abandonnant à la béatitude asiatique, il passait de temps en temps sa main sur le dos d'un magnifique chien de Terre-Neuve, qui aurait sans doute répondu à ses caresses s'il n'eût aussi été en terre cuite.

Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le corridor, et la porte de la chambre s'ouvrit, donnant entrée à un personnage qui, sans mot dire, alla droit à l'un des poêles servant de secrétaire, ouvrit la porte du four et en tira un rouleau de papiers qu'il considéra avec attention.

– Comment, s'écria le nouveau venu avec un fort accent piémontais, tu n'as pas achevé encore le chapitre des Ventouses?

– Permettez, mon oncle, répondit le turc, le chapitre des ventouses est un des plus intéressants de votre ouvrage, et demande à être étudié avec soin. Je l'étudie.

– Mais, malheureux, tu me dis toujours la même chose. Et mon chapitre des calorifères, où en est-il?

– Le calorifère va bien. Mais, à propos, mon oncle, si vous pouviez me donner un peu de bois, cela ne me ferait pas de peine. C'est une petite Sibérie ici. J'ai tellement froid, que je ferais tomber le thermomètre au-dessous de zéro, rien qu'en le regardant.

– Comment, tu as déjà consumé un fagot?

– Permettez, mon oncle, il y a fagots et fagots, et le vôtre était bien petit.

– Je t'enverrai une bûche économique. Ça garde la chaleur.

– C'est précisément pourquoi ça n'en donne pas.

– Eh bien! dit le piémontais en se retirant, je te ferai monter un petit cotret. Mais je veux mon chapitre des calorifères pour demain.

– Quand j'aurai du feu, ça m'inspirera, dit le turc, qu'on venait de renfermer à double tour. Si nous faisions une tragédie, ce serait ici le moment de faire apparaître le confident. Il s'appellerait Noureddin ou Osman, et d'un air à la fois discret et protecteur il s'avancerait auprès de notre héros, et lui tirerait adroitement les vers du nez à l'aide de ceux-ci:

Quel funeste chagrin vous occupe, seigneur,

À votre auguste front, pourquoi cette pâleur?

Allah se montre-t-il à vos desseins contraire?

Ou le farouche Ali, par un ordre sévère,

A-t-il sur d'autres bords, en apprenant vos vœux,

Éloigné la beauté qui sut charmer vos yeux?

Mais nous ne faisons pas de tragédie, et, malgré le besoin que nous avons d'un confident, il faut nous en passer.

Notre héros n'est point ce qu'il paraît être, le turban ne fait pas le turc. Ce jeune homme est notre ami Rodolphe recueilli par son oncle, pour lequel il rédige actuellement un manuel du Parfait Fumiste. En effet, M. Monetti, passionné pour son art, avait consacré ses jours à la fumisterie. Ce digne piémontais avait arrangé pour son usage une maxime faisant à peu près pendant à celle de Cicéron, et dans ses beaux moments d'enthousiasme, il s'écriait: Nascuntur poê… liers. Un jour, pour l'utilité des races futures, il avait songé à formuler un code théorique des principes d'un art dans la pratique duquel il excellait, et il avait, comme nous l'avons vu, choisi son neveu pour encadrer le fond de ses idées dans la forme qui pût les faire comprendre. Rodolphe était nourri, couché, logé, etc… et devait, à l'achèvement du Manuel, recevoir une gratification de cent écus.

Dans les premiers jours, pour encourager son neveu au travail, Monetti lui avait généreusement fait une avance de cinquante francs. Mais Rodolphe, qui n'avait point vu une pareille somme depuis près d'un an, était sorti à moitié fou, accompagné de ses écus, et il resta trois jours dehors: le quatrième il rentrait, seul!

Monetti, qui avait hâte de voir achever son manuel, car il comptait obtenir un brevet, craignait de nouvelles escapades de son neveu; et pour le forcer à travailler, en l'empêchant de sortir, il lui enleva ses vêtements et lui laissa en place le déguisement sous lequel nous l'avons vu tout à l'heure.

Cependant, le fameux Manuel n'en allait pas moins piano, piano, Rodolphe manquant absolument des cordes nécessaires à ce genre de littérature. L'oncle se vengeait de cette indifférence paresseuse en matière de cheminées, en faisant subir à son neveu une foule de misères. Tantôt il lui abrégeait ses repas, et souvent il le privait de tabac à fumer.

Un dimanche, après avoir péniblement sué sang et encre sur le fameux chapitre des ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brûlait les doigts, et s'en alla se promener dans son parc.

Comme pour le narguer et exciter encore son envie, il ne pouvait hasarder un seul regard autour de lui sans apercevoir à toutes les fenêtres une figure de fumeur.

Au balcon doré d'une maison neuve, un lion en robe de chambre mâchait entre ses dents le panatellas aristocratique. Un étage au-dessus, un artiste chassait devant lui le brouillard odorant d'un tabac levantin qui brûlait dans une pipe à bouquin d'ambre. À la fenêtre d'un estaminet, un gros allemand faisait mousser la bière et repoussait avec une précision mécanique les nuages opaques s'échappant d'une pipe de cudmer. D'un autre côté, des groupes d'ouvriers se rendant aux barrières passaient en chantant, le brûle-gueule aux dents. Enfin, tous les autres piétons qui emplissaient la rue fumaient.

– Hélas! disait Rodolphe avec envie, excepté moi et les cheminées de mon oncle, tout le monde fume à cette heure dans la création.

Et Rodolphe, le front appuyé sur la barre du balcon, songea combien la vie était amère.

Tout à coup un éclat de rire sonore et prolongé se fit entendre au-dessous de lui. Rodolphe se pencha un peu en avant pour voir d'où sortait cette fusée de folle joie, et il s'aperçut qu'il avait été aperçu par la locataire occupant l'étage inférieur: Mademoiselle Sidonie, jeune première au théâtre du Luxembourg.

Mademoiselle Sidonie s'avança sur sa terrasse en roulant entre ses doigts, avec une habileté castillane, un petit papier gonflé d'un tabac blond qu'elle tirait d'un sac en velours brodé.

– Oh! La belle tabatière, murmura Rodolphe avec une admiration contemplative.

– Quel est cet Ali-Baba? pensait de son côté Mademoiselle Sidonie.

Et elle rumina tout bas un prétexte pour engager la conversation avec Rodolphe, qui, de son côté, cherchait à en faire autant.

– Ah! Mon Dieu! s'écria Mademoiselle Sidonie, comme si elle se parlait à elle-même; Dieu! Que c'est ennuyeux! Je n'ai pas d'allumettes.

– Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous en offrir? dit Rodolphe en laissant tomber sur le balcon deux ou trois allumettes chimiques roulées dans du papier.

– Mille remerciements, répondit Sidonie en allumant sa cigarette.

– Mon Dieu, mademoiselle… continua Rodolphe, en échange du léger service que mon bon ange m'a permis de vous rendre, oserais-je vous demander?…

– Comment! Il demande déjà! Pensa Sidonie en regardant Rodolphe avec plus d'attention. Ah! dit-elle, ces turcs! On les dit volages, mais bien agréables. Parlez, monsieur, fit-elle ensuite en relevant la tête vers Rodolphe: que désirez-vous?

– Mon Dieu, mademoiselle, je vous demanderai la charité d'un peu de tabac; il y a deux jours que je n'ai fumé. Une pipe seulement…

– Avec plaisir, monsieur… mais comment faire? Veuillez prendre la peine de descendre un étage.

– Hélas! Cela ne m'est point possible… je suis enfermé; mais il me reste la liberté d'employer un moyen très-simple, dit Rodolphe.