Et il attacha sa pipe à une ficelle, et la laissa glisser jusqu'à la terrasse, où Mademoiselle Sidonie la bourra elle-même avec abondance. Rodolphe procéda ensuite, avec lenteur et circonspection, à l'ascension de sa pipe, qui lui arriva sans encombre.
– Ah! mademoiselle, dit-il à Sidonie, combien cette pipe m'eût semblé meilleure si j'avais pu l'allumer au feu de vos yeux!
Cette agréable plaisanterie en était au moins à la centième édition, mais Mademoiselle Sidonie ne la trouva pas moins superbe.
– Vous me flattez! Crut-elle devoir répondre.
– Ah! mademoiselle, je vous assure que vous me paraissez belle comme les trois Grâces.
– Décidément, Ali-Baba est bien galant, pensa Sidonie… Est-ce que vous êtes vraiment turc? demanda-t-elle à Rodolphe.
– Point par vocation, répondit-il, mais par nécessité; je suis auteur dramatique, madame.
– Et moi artiste, reprit Sidonie.
Puis elle ajouta:
– Monsieur mon voisin, voulez-vous me faire l'honneur de venir dîner et passer la soirée chez moi?
– Ah! Mademoiselle, dit Rodolphe, bien que cette proposition m'ouvre le ciel, il m'est impossible de l'accepter. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, je suis enfermé par mon oncle, le sieur Monetti, poêlier-fumiste, dont je suis actuellement le secrétaire.
– Vous n'en dînerez pas moins avec moi, répliqua Sidonie; écoutez bien ceci: je vais rentrer dans ma chambre et frapper à mon plafond. À l'endroit où je frapperai, vous regarderez et vous trouverez les traces d'un judas qui existait et a été condamné depuis: trouvez le moyen d'enlever la pièce de bois qui bouche le trou, et, quoique chacun chez nous, nous serons presque ensemble…
Rodolphe se mit à l'œuvre sur-le-champ. Après cinq minutes de travail, une communication était établie entre les deux chambres.
– Ah! fit Rodolphe, le trou est petit, mais il y aura toujours assez de place pour que je puisse vous passer mon cœur.
– Maintenant, dit Sidonie, nous allons dîner… Mettez le couvert chez vous, je vais vous passer les plats.
Rodolphe laissa glisser dans la chambre son turban attaché à une ficelle et le remonta chargé de comestibles, puis le poëte et l'artiste se mirent à dîner ensemble, chacun de son côté. Des dents, Rodolphe dévorait le pâté, et des yeux, Mademoiselle Sidonie.
– Hélas! Mademoiselle, dit Rodolphe, quand ils eurent achevé leur repas, grâce à vous, mon estomac est satisfait. Ne satisferiez-vous pas de même la fringale de mon cœur, qui est à jeûne depuis si longtemps?
– Pauvre garçon! dit Sidonie.
Et, montant sur un meuble, elle apporta jusqu'aux lèvres de Rodolphe sa main, que celui-ci ganta de baisers.
– Ah! s'écria le jeune homme, quel malheur que vous ne puissiez faire comme Saint Denis, qui avait le droit de porter sa tête dans ses mains.
Après le dîner commença une conversation amoroso-littéraire. Rodolphe parla du Vengeur, et Mademoiselle Sidonie en demanda la lecture. Penché au bord du trou, Rodolphe commença à déclamer son drame à l'actrice, qui, pour être plus à portée, s'était assise dans un fauteuil échafaudé sur sa commode. Mademoiselle Sidonie déclara le Vengeur un chef-d'œuvre; et, comme elle était un peu maîtresse au théâtre, elle promit à Rodolphe de lui faire recevoir sa pièce.
Au moment le plus tendre de l'entretien, l'oncle Monetti fit entendre dans le corridor son pas léger comme celui du Commandeur. Rodolphe n'eut que le temps de fermer le judas.
– Tiens, dit Monetti à son neveu, voici une lettre qui court après toi depuis un mois.
– Voyons, dit Rodolphe. Ah! Mon oncle, s'écria-t-il, mon oncle, je suis riche! Cette lettre m'annonce que j'ai remporté un prix de trois cents francs à une académie de jeux floraux. Vite ma redingote et mes affaires, que j'aille cueillir mes lauriers! On m'attend au Capitole.
– Et mon chapitre des ventouses? dit Monetti froidement.
– Eh! Mon oncle, il s'agit bien de cela! Rendez-moi mes affaires. Je ne peux pas sortir dans cet équipage…
– Tu ne sortiras que lorsque mon manuel sera terminé, dit l'oncle, en enfermant Rodolphe à double tour.
Resté seul, Rodolphe ne balança point longtemps sur le parti qu'il avait à prendre… Il attacha solidement à son balcon une couverture transformée en corde à nœuds; et, malgré le péril de la tentative, il descendit, à l'aide de cette échelle improvisée, sur la terrasse de Mademoiselle Sidonie.
– Qui est là? s'écria celle-ci en entendant Rodolphe frapper à ses carreaux.
– Silence, répondit-il, ouvrez…
– Que voulez-vous? Qui êtes-vous?
– Pouvez-vous le demander? Je suis l'auteur du Vengeur, et je viens rechercher mon cœur que j'ai laissé tomber dans votre chambre par le judas.
– Malheureux jeune homme, dit l'actrice, vous auriez pu vous tuer!
– Écoutez, Sidonie… continua Rodolphe en montrant la lettre qu'il venait de recevoir. Vous le voyez, la fortune et la gloire me sourient… que l'amour fasse comme elles!…
Le lendemain matin, à l'aide d'un déguisement masculin que lui avait fourni Sidonie, Rodolphe pouvait s'échapper de la maison de son oncle… il courut chez le correspondant de l'académie des jeux floraux recevoir une églantine d'or de la force de cent écus, qui vécurent à peu près ce que vivent les roses.
Un mois après, M. Monetti était convié, de la part de son neveu, d'assister à la première représentation du Vengeur. Grâce au talent de Mademoiselle Sidonie, la pièce eut dix-sept représentations et rapporta quarante francs à son auteur.
Quelque temps après, c'était dans la belle saison, Rodolphe demeurait avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à gauche en sortant du bois de Boulogne, sur la cinquième branche.
V L' ÉCU DE CHARLEMAGNE
Vers la fin du mois de décembre, les facteurs de l'administration Bidault furent chargés de distribuer environ cent exemplaires d'un billet de faire part, dont voici une copie que nous certifions sincère et véritable:
M.
«MM. Rodolphe et Marcel vous prient de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux, samedi prochain, veille de noël.» On rira!
P.-S. nous n'avons qu'un temps à vivre!!
Programme de la fête.
À 7 heures, ouverture des salons; conversation vive et animée.
À 8 heures, entrée et promenade dans les salons des spirituels auteurs de la montagne en couches, comédie refusée au théâtre de l'Odéon.
À 8 heures et demie, M. Alexandre Schaunard, virtuose distingué, exécutera sur le piano l'Influence du bleu dans les arts, symphonie imitative.
À 9 heures, première lecture du mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie.
À 9 heures et demie, M. Gustave Colline, philosophe hyperphysique, et M. Schaunard entameront une discussion de philosophie et de métapolitique comparées. Afin d'éviter toute collision entre les deux antagonistes, ils seront attachés l'un et l'autre.
À 10 heures, M. Tristan, homme de lettres, racontera ses premières amours. M. Alexandre Schaunard l'accompagnera sur le piano.
À 10 heures et demie, deuxième lecture du mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie.
À 11 heures, récit d'une chasse au casoar, par un prince étranger.
Deuxième partie.
À minuit, M. Marcel, peintre d'histoire, se fera bander les yeux, et improvisera au crayon blanc l'entrevue de Napoléon et de Voltaire dans les Champs Élysées. M. Rodolphe improvisera également un parallèle entre l'auteur de Zaïre et l'auteur de la Bataille d'Austerlitz.