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À minuit et demi, M. Gustave Colline, modestement déshabillé, imitera les jeux athlétiques de la 4e olympiade.

À une heure du matin, troisième lecture du Mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie, et quête au profit des auteurs tragiques qui se trouveront un jour sans emploi.

À 2 heures, ouverture des jeux et organisation des quadrilles, qui se prolongeront jusqu'au matin.

À 6 heures, lever du soleil, et chœur final. Pendant toute la durée de la fête, des ventilateurs joueront.

N.-B. toute personne qui voudrait lire ou réciter des vers sera immédiatement mise hors des salons et livrée entre les mains de la police; on est également prié de ne pas emporter les bouts de bougie.

Deux jours après, des exemplaires de cette lettre étaient en circulation dans les troisièmes dessous de la littérature et des arts, et y déterminaient une profonde rumeur.

Cependant, parmi les invités, il s'en trouvait quelques-uns qui mettaient en doute les splendeurs annoncées par les deux amis.

– Je me méfie beaucoup, disait un de ces sceptiques: j'ai été quelquefois aux mercredis de Rodolphe, rue de la tour-d'Auvergne, on ne pouvait s'asseoir que moralement, et on buvait de l'eau peu filtrée dans des poteries éclectiques.

– Cette fois, dit un autre, ce sera très-sérieux. Marcel m'a montré le plan de la fête, et ça promet un effet magique.

– Est-ce que vous aurez des femmes?

– Oui, Phémie, Teinturière a demandé à être reine de la fête, et Schaunard doit amener des dames du monde.

Voici, en quelques mots, l'origine de cette fête qui causait une si grande stupéfaction dans le monde bohémien qui vit au delà des ponts. Depuis environ un an, Marcel et Rodolphe avaient annoncé ce somptueux gala, qui devait toujours avoir lieu samedi prochain; mais des circonstances pénibles avaient forcé leur promesse à faire le tour de cinquante-deux semaines, si bien qu'ils en étaient arrivés à ne pouvoir faire un pas sans se heurter à quelque ironie de leurs amis, parmi lesquels ils s'en trouvait même d'assez indiscrets pour formuler d'énergiques réclamations. La chose commençant à prendre le caractère d'une scie, les deux amis résolurent d'y mettre fin en se liquidant des engagements qu'ils avaient pris. C'est ainsi qu'ils avaient envoyé l'invitation plus haut.

– Maintenant, avait dit Rodolphe, il n'y a plus à reculer, nous avons brûlé nos vaisseaux, il nous reste devant nous huit jours pour trouver les cent francs qui nous sont indispensables pour faire bien les choses.

– Puisqu'il les faut, nous les aurons, avait répondu Marcel. Et avec l'insolente confiance qu'ils avaient dans le hasard, les deux amis s'endormirent convaincus que leurs cent francs étaient déjà en route; la route de l'impossible.

Cependant la surveille du jour désigné pour la fête, et comme rien n'était encore arrivé, Rodolphe pensa qu'il serait peut-être plus sûr d'aider le hasard, s'il ne voulait pas rester en affront quand l'heure serait venue d'allumer les lustres. Pour plus de facilité, les deux amis modifièrent progressivement les somptuosités du programme qu'ils s'étaient imposé.

Et de modification en modification, après avoir fait subir force deleatur à l'article gâteaux, après avoir soigneusement revu et diminué l'article rafraîchissements, le total des frais se trouva réduit à quinze francs.

La question était simplifiée, mais non encore résolue.

– Voyons, voyons, dit Rodolphe, il faut maintenant employer les grands moyens, d'abord nous ne pouvons pas faire relâche cette fois.

– Impossible! reprit Marcel.

– Combien y a-t-il de temps que j'ai entendu le récit de la bataille de Studzianka?

– Deux mois à peu près.

– Deux mois, bon, c'est un délai honnête, mon oncle n'aura pas à se plaindre. J'irai demain me faire raconter la bataille de Studzianka, ce sera cinq francs, ça, c'est sûr.

– Et moi, dit Marcel, j'irai vendre un Manoir abandonné, au vieux Médicis. Ça fera cinq francs aussi. Si j'ai assez de temps pour mettre trois tourelles et un moulin, ça ira peut-être à dix francs, et nous aurons notre budget.

Et les deux amis s'endormirent, rêvant que la princesse de Belgiojoso les priait de changer leurs jours de réception, pour ne point lui enlever ses habitués.

Éveillé dès le grand matin, Marcel prit une toile et procéda vivement à la construction d'un Manoir abandonné, article qui lui était particulièrement demandé par un brocanteur de la place du carrousel. De son côté Rodolphe alla rendre visite à son oncle Monetti, qui excellait dans le récit de la retraite de Russie, et auquel Rodolphe procurait, cinq ou six fois par an, dans les circonstances graves, la satisfaction de narrer ses campagnes, moyennant un prêt de quelque argent que le vétéran-poêlier-fumiste ne disputait pas trop quand on savait montrer beaucoup d'enthousiasme à l'audition de ses récits.

Sur les deux heures, Marcel, le front bas et portant sous ses bras une toile, rencontra, place du carrousel, Rodolphe qui venait de chez son oncle; son attitude annonçait une mauvaise nouvelle.

– Eh bien, dit Marcel, as-tu réussi?

– Non, mon oncle est allé voir le musée de Versailles. Et toi?

– Cet animal de Médicis ne veut plus de Châteaux en ruine; il m'a demandé un Bombardement de Tanger.

– Nous sommes perdus de réputation si nous ne donnons pas notre fête, murmura Rodolphe. Qu'est-ce que pensera mon ami le critique influent, si je lui fais mettre une cravate blanche et des gants jaunes pour rien?

Et tous deux rentrèrent à l'atelier, en proie à de vives inquiétudes.

En ce moment quatre heures sonnaient à la pendule d'un voisin.

– Nous n'avons plus que trois heures devant nous, dit Rodolphe.

– Mais, s'écria Marcel en s'approchant de son ami, es-tu bien sûr, très-sûr, qu'il ne nous reste pas d'argent ici?… hein?

– Ni ici ni ailleurs. D'où proviendrait ce reliquat.

– Si nous cherchions sous les meubles… dans les fauteuils? On prétend que les émigrés cachaient leurs trésors, du temps de Robespierre. Qui sait!… Notre fauteuil a peut-être appartenu à un émigré; et puis il est si dur, que j'ai souvent eu l'idée qu'il renfermait des métaux… Veux-tu en faire l'autopsie?

– Ceci est du vaudeville, reprit Rodolphe d'un ton où la sévérité se mêlait à l'indulgence. Tout à coup Marcel qui avait continué ses fouilles dans tous les coins de l'atelier, poussa un grand cri de triomphe.

– Nous sommes sauvés, s'écria-t-il, j'étais bien sûr qu'il y avait des valeurs ici… tiens, vois! Et il montrait à Rodolphe une pièce de monnaie grande comme un écu et à moitié rongée par la rouille et le vert-de-gris.

C'était une monnaie carlovingienne de quelque valeur artistique. Sur la légende heureusement conservée, on pouvait lire la date du règne de Charlemagne.

– Ça, ça vaut trente sous, dit Rodolphe en jetant un coup d'œil dédaigneux sur la trouvaille de son ami.

– Trente sous bien employés font beaucoup d'effet, répondit Marcel. Avec douze cents hommes, Bonaparte a fait rendre les armes à dix mille autrichiens. L'adresse égale le nombre. Je m'en vais changer l'écu de Charlemagne chez le père Médicis. N'y a-t-il pas encore quelque chose à vendre ici? Tiens, au fait, si j'emportais le moulage du tibia de Jaconowski, le tambour-major russe, ça ferait masse.

– Emporte le tibia. Mais c'est désagréable, il ne va pas rester un seul objet d'art ici.

Pendant l'absence de Marcel, Rodolphe, bien décidé à donner la soirée quand même, alla trouver son ami Colline, le philosophe hyperphysique qui demeurait à deux pas de chez lui.

– Je viens te prier, lui dit-il, de me rendre un service. En ma qualité de maître de maison, il faut absolument que j'aie un habit noir, et… je n'en ai pas… prête-moi le tien.