– Mais, fit Colline en hésitant, en ma qualité d'invité, j'ai besoin de mon habit noir aussi, moi.
– Je te permets de venir en redingote.
– Je n'ai jamais eu de redingote, tu le sais bien.
– Eh bien, écoute, ça peut s'arranger autrement. Au besoin, tu pourrais ne pas venir à ma soirée, et me prêter ton habit noir.
– Tout ça, c'est désagréable; puisque je suis sur le programme, je ne peux pas manquer.
– Il y a bien d'autres choses qui manqueront, dit Rodolphe. Prête-moi ton habit noir et, si tu veux venir, viens comme tu voudras… en bras de chemise… tu passeras pour un fidèle domestique.
– Oh! Non, dit Colline en rougissant. Je mettrai mon paletot noisette. Mais enfin, c'est bien désagréable tout ça. Et comme il aperçut Rodolphe qui s'était déjà emparé du fameux habit noir, il lui cria:
– Mais attends donc… Il y a quelques petites choses dedans.
L'habit de Colline mérite une mention. D'abord cet habit était complétement bleu, et c'était par habitude que Colline disait mon habit noir. Et comme il était alors le seul de la bande possédant un habit, ses amis avaient également la coutume de dire en parlant du vêtement officiel du philosophe: l'habit noir de Colline. En outre, ce vêtement célèbre avait une forme particulière, la plus bizarre qu'on pût voir: les basques très-longues, attachées à une taille très-courte, possédaient deux poches, véritables gouffres, dans lesquelles Colline avait l'habitude de loger une trentaine de volumes qu'il portait éternellement sur lui, ce qui faisait dire à ses amis que, pendant les vacances des bibliothèques, les savants et les hommes de lettres pouvaient aller chercher des renseignements dans les basques de l'habit de Colline, bibliothèque toujours ouverte aux lecteurs.
Ce jour-là, par extraordinaire, l'habit de Colline ne contenait qu'un volume in-quarto de Bayle, un traité des facultés hyperphysiques en trois volumes, un tome de Condillac, deux volumes de Swedenborg et l'Essai sur l'homme de Pope. Quand il en eut débarrassé son habit-bibliothèque, il permit à Rodolphe de s'en vêtir.
– Tiens, dit celui-ci, la poche gauche est encore bien lourde; tu as laissé quelque chose.
– Ah! dit Colline, c'est vrai; j'ai oublié de vider la poche aux langues étrangères. Et il en retira deux grammaires arabes, un dictionnaire Malai et un Parfait bouvier en chinois, sa lecture favorite.
Quand Rodolphe rentra chez lui, il trouva Marcel qui jouait au palet avec des pièces de cinq francs, au nombre de trois. Au premier moment, Rodolphe repoussa la main que lui tendait son ami, il croyait à un crime.
– Dépêchons-nous, dépêchons-nous, dit Marcel… nous avons les quinze francs demandés… voici comment: j'ai rencontré un antiquaire chez Médicis. Quand il a vu ma pièce, il a failli se trouver maclass="underline" c'était la seule qui manquât à son médailler. Il a envoyé dans tous les pays pour combler cette lacune, et il avait perdu tout espoir. Aussi, quand il a eu bien examiné mon écu de Charlemagne, il n'a pas hésité un seul moment à m'offrir cinq francs. Médicis m'a poussé du coude, son regard a complété le reste. Il voulait dire: partageons le bénéfice de la vente et je surenchéris; nous avons monté jusqu'à trente francs. J'en ai donné quinze au juif, et voilà le reste. Maintenant nos invités peuvent venir, nous sommes en mesure de leur donner des éblouissements. Tiens tu as un habit noir, toi?
– Oui, dit Rodolphe, l'habit de Colline. Et comme il fouillait dans la poche pour prendre son mouchoir, Rodolphe fit tomber un petit volume de mandchou, oublié dans la poche aux littératures étrangères.
Sur-le-champ les deux amis procédèrent aux préparatifs. On rangea l'atelier; on fit du feu dans le poêle; un châssis de toile, garni de bougies, fut suspendu au plafond en guise de lustre, un bureau fut placé au milieu de l'atelier pour servir de tribune aux orateurs; l'on plaça devant l'unique fauteuil, qui devait être occupé par le critique influent, et l'on disposa sur une table tous les volumes: romans, poëmes, feuilletons dont les auteurs devaient honorer la soirée de leur présence. Afin d'éviter toute collision entre les différents corps de gens de lettres, l'atelier avait été, en outre, disposé en quatre compartiments, à l'entrée de chacun desquels, sur quatre écriteaux fabriqués en toute hâte, on lisait:
CÔTÉ DES POÈTES.-ROMANTIQUES.
CÔTÉ DES PROSATEURS.-CLASSIQUES.
Les dames devaient occuper un espace pratiqué au centre.
– Ah çà! Mais, ça manque de chaises, dit Rodolphe.
– Oh! fit Marcel, il y en a plusieurs sur le carré qui sont accrochées le long du mur. Si nous les cueillions!
– Certainement qu'il faut les cueillir, dit Rodolphe en allant s'emparer des siéges qui appartenaient à quelque voisin.
Six heures sonnèrent; les deux amis allèrent dîner en toute hâte et remontèrent procéder à l'éclairage des salons. Ils en demeurèrent éblouis eux-mêmes. À sept heures, Schaunard arriva accompagné de trois dames qui avaient oublié de prendre leurs diamants et leurs chapeaux. L'une d'elles avait un châle rouge, taché de noir. Schaunard la désigna particulièrement à Rodolphe.
– C'est une femme très comme il faut, dit-il, une anglaise que la chute des Stuarts a forcée à l'exil; elle vit modestement en donnant des leçons d'anglais. Son père a été chancelier sous Cromwell, à ce qu'elle m'a dit; faut être poli avec elle; ne la tutoie pas trop.
Des pas nombreux se firent entendre dans l'escalier, c'étaient les invités qui arrivaient; ils parurent étonnés de voir du feu dans le poêle.
L'habit noir de Rodolphe allait au-devant des dames et leur baisait la main avec une grâce toute régence; quand il y eut une vingtaine de personnes, Schaunard demanda s'il n'y aurait pas une tournée de quelque chose.
– Tout à l'heure, dit Marcel; nous attendons l'arrivée du critique influent pour allumer le punch.
À huit heures, tous les invités étaient au complet, et l'on commença à exécuter le programme. Chaque divertissement était alterné d'une tournée de quelque chose; on a jamais su quoi.
Vers les dix heures on vit apparaître le gilet blanc du critique influent; il ne resta qu'une heure et fut très-sobre dans sa consommation.
Sur le minuit, comme il n'y avait plus de bois et qu'il faisait très-froid, les invités qui étaient assis tiraient au sort à qui jetterait sa chaise au feu.
À une heure tout le monde était debout.
Une aimable gaieté ne cessa point de régner parmi les invités. On n'eut aucun accident à regretter, sinon un accroc fait à la poche aux langues étrangères de l'habit de Colline, et un soufflet que Schaunard appliqua à la fille du chancelier de Cromwell.
Cette mémorable soirée fut pendant huit jours l'objet de la chronique du quartier; et Phémie, Teinturière, qui avait été reine de la fête, avait l'habitude de dire en en parlant à ses amies:
– C'était fièrement beau; il y avait de la bougie, ma chère.
VI MADEMOISELLE MUSETTE
Mademoiselle Musette était une jolie fille de vingt ans, qui, peu de temps après son arrivée à Paris, était devenue ce que deviennent les jolies filles quand elles ont la taille fine, beaucoup de coquetterie, un peu d'ambition et guère d'orthographe. Après avoir fait longtemps la joie des soupers du quartier latin, où elle chantait d'une voix toujours très-fraîche, sinon très-juste, une foule de rondes campagnardes qui lui valurent le nom sous lequel l'ont depuis célébrée les plus fins lapidaires de la rime, Mademoiselle Musette quitta brusquement la rue de la harpe pour aller habiter les hauteurs cythéréennes du quartier Bréda.
Elle ne tarda pas à devenir une des lionnes de l'aristocratie du plaisir, et s'achemina peu à peu vers cette célébrité qui consiste à être citée dans les courriers de Paris, ou lithographiée chez les marchands d'estampes.