Cependant Mademoiselle Musette était une exception parmi les femmes au milieu desquelles elle vivait. Nature instinctivement élégante et poétique, comme toutes les femmes vraiment femmes, elle aimait le luxe et toutes les jouissances qu'il procure; sa coquetterie avait d'ardentes convoitises pour tout ce qui était beau et distingué; fille du peuple, elle n'eut été aucunement dépaysée au milieu des somptuosités les plus royales. Mais Mademoiselle Musette, qui était jeune et belle, n'aurait jamais voulu consentir à être la maîtresse d'un homme qui ne fût pas comme elle jeune et beau. On lui avait vu une fois refuser bravement les offres magnifiques d'un vieillard si riche, qu'on l'appelait le Pérou de la Chaussée-D 'Antin, et qui avait mis un escalier d'or aux pieds des fantaisies de Musette. Intelligente et spirituelle, elle avait aussi en répugnance les sots et les niais, quels que fussent leur âge, leur titre et leur nom.
C'était donc une brave et belle fille que Musette, qui, en amour, adoptait la moitié du célèbre aphorisme de Champfort: «L'amour est l'échange de deux fantaisies.» Aussi, jamais ses liaisons n'avaient été précédées d'un de ces honteux marchés qui déshonorent la galanterie moderne. Comme elle le disait elle-même, Musette jouait franc jeu, et exigeait qu'on lui rendît la monnaie de sa sincérité.
Mais si ses fantaisies étaient vives et spontanées, elles n'étaient jamais assez durables pour arriver à la hauteur d'une passion. Et la mobilité excessive de ses caprices, le peu de soin qu'elle apportait à regarder la bourse et les bottes de ceux qui lui en voulaient conter, apportaient une grande mobilité dans son existence, qui était une perpétuelle alternative de coupés bleus et d'omnibus, d'entre-sol et de cinquième étage, de robes de soie et de robes d'indienne. Ô fille charmante! Poëme vivant de jeunesse, au rire sonore et au chant joyeux! Cœur pitoyable, battant pour tout le monde sous la guimpe entre-bâillée, ô Mademoiselle Musette! Vous qui êtes la sœur de Bernerette et de Mimi Pinson! Il faudrait la plume d'Alfred De Musset pour raconter dignement votre insouciante et vagabonde course dans les sentiers fleuris de la jeunesse; et certainement il aurait voulu vous célébrer aussi, si, comme moi, il vous avait entendu chanter de votre jolie voix fausse ce rustique couplet d'une de vos rondes favorites:
L'histoire que nous allons raconter est un des épisodes les plus charmants de la vie de cette charmante aventurière, qui a jeté tant de bonnets par-dessus tant de moulins.
À une époque où elle était la maîtresse d'un jeune conseiller d'état qui lui avait galamment mis entre les mains la clef de son patrimoine, Mademoiselle Musette avait l'habitude de donner une fois par semaine des soirées dans son joli salon de la rue de La Bruyère. Ces soirées ressemblaient à la plupart des soirées parisiennes, avec cette différence qu'on s'y amusait; quand il n'y avait pas assez de place, on s'asseyait les uns sur les autres, et il arrivait souvent aussi que le même verre servait pour un couple. Rodolphe, qui était l'ami de Musette, et qui ne fut jamais que son ami (ils n'ont jamais su pourquoi ni l'un ni l'autre), Rodolphe demanda à Musette la permission de lui amener son ami, le peintre Marcel; un garçon de talent, ajouta-t-il, à qui l'avenir est en train de broder un habit d'académicien.
– Amenez! dit Musette.
Le soir où ils devaient aller ensemble chez Musette, Rodolphe monta chez Marcel pour le prendre. L'artiste faisait sa toilette.
– Comment, dit Rodolphe, tu vas dans le monde avec une chemise de couleur?
– Est-ce que ça blesse l'usage? dit tranquillement Marcel.
– Si ça le blesse? Mais jusqu'au sang, malheureux.
– Diable, fit Marcel en regardant sa chemise qui était à fond bleu, avec vignettes représentant des sangliers poursuivis par une meute, c'est que je n'en ai pas d'autre ici… ah bah! Tant pis! Je prendrai un faux col; et, comme Mathusalem boutonne jusqu'au cou, on ne verra pas la couleur de mon linge.
– Comment, dit Rodolphe avec inquiétude, tu vas encore mettre Mathusalem?
– Hélas! répondit Marcel, il le faut bien; Dieu le veut, et mon tailleur aussi; d'ailleurs, il a une garniture de boutons neuve, et je l'ai reprisé tantôt avec du noir de pêche.
Mathusalem était simplement l'habit de Marcel; il le nommait ainsi parce que c'était le doyen de sa garde-robe. Mathusalem était fait à la dernière mode d'il y a quatre ans, et était en outre d'un vert atroce; mais, aux lumières, Marcel affirmait qu'il jouait le noir.
Au bout de cinq minutes, Marcel était habillé; il était mis avec le mauvais goût le plus parfait: tenue de rapin allant dans le monde.
M. Casimir Bonjour ne sera jamais si étonné le jour où on lui apprendra son élection à l'institut, que ne furent étonnés Marcel et Rodolphe en arrivant à la maison de Mademoiselle Musette. Voici la cause de leur étonnement: Mademoiselle Musette, qui depuis quelque temps s'était brouillée avec son amant le conseiller d'état, avait été délaissée par lui dans un moment fort grave. Poursuivie par ses créanciers et par son propriétaire, ses meubles avaient été saisis et descendus dans la cour de la maison pour être enlevés et vendus le lendemain. Malgré cet incident, Mademoiselle Musette n'eut pas un moment l'idée de fausser compagnie à ses invités, et ne décommanda point la soirée. Elle fit gravement disposer la cour en salon, mit un tapis sur le pavé, prépara tout comme à l'ordinaire, s'habilla pour recevoir, et invita tous les locataires à sa petite fête, à la splendeur de laquelle le bon Dieu voulut bien contribuer pour les illuminations.
Cette bouffonnerie eut un succès énorme; jamais les soirées de Musette n'avaient eu tant d'entrain et de gaieté; on dansait et on chantait encore, que les commissionnaires vinrent enlever meubles, tapis et divans, et force fut alors à la compagnie de se retirer.
Musette reconduisait tout son monde en chantant:
On en parlera longtemps, la ri ra,
De ma soirée de jeudi;
On en parlera longtemps, la ri ri.
Marcel et Rodolphe restèrent seuls avec Musette, qui était remontée dans son appartement, où il ne restait plus que le lit.
– Ah çà! Mais, dit Musette, ce n'est pas déjà si gai mon aventure; il va falloir que j'aille loger à l'hôtel de la belle étoile. Je le connais, cet hôtel; il y a furieusement des courants d'air.
– Ah! Madame, dit Marcel, si j'avais les dons de Plutus, je voudrais vous offrir un temple plus beau que celui de Salomon, mais…
– Vous n'êtes pas Plutus, mon ami. C'est égal, je vous sais gré de l'intention… Ah bah! ajouta-t-elle en parcourant son appartement du regard, je m'ennuyais ici, moi; et puis le mobilier était vieux. Voilà près de six mois que je l'avais! Mais ce n'est pas tout, ça; après le bal on soupe, que je soupçonne.
– Soupe-çonnons donc, dit Marcel, qui avait la maladie du calembour, le matin surtout, où il était terrible.
Comme Rodolphe avait gagné quelque argent au lansquenet qui s'était fait pendant la nuit, il emmena Musette et Marcel dans un restaurant qui venait d'ouvrir.
Après le déjeuner, les trois convives, qui n'avaient aucune envie d'aller dormir, parlèrent d'aller achever la journée à la campagne; et comme ils se trouvaient près du chemin de fer, ils montèrent dans le premier convoi près de partir, qui les descendit à Saint-Germain.
Toute la journée, ils coururent les bois, et ne revinrent à Paris qu'à sept heures du soir, et cela malgré Marcel, qui soutenait qu'il ne devait être que midi et demi, et que s'il faisait nuit, c'est parce que le temps était couvert.