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On était donc au mois de janvier, et le thermomètre, qui marquait douze degrés au quai des lunettes, en aurait marqué deux ou trois de plus s'il avait été transporté dans le belvédère que Rodolphe avait surnommé le mont Saint-Bernard, le Spitzberg, la Sibérie.

Le soir où il avait promis des violettes blanches à sa cousine, Rodolphe fut pris d'une grande colère en rentrant chez lui: les quatre vents cardinaux avaient encore cassé un carreau en jouant aux quatre coins dans la chambre. C'était le troisième dégât de ce genre depuis quinze jours. Aussi Rodolphe s'emporta en imprécations furibondes contre Éole et toute sa famille le brise-tout. Après avoir bouché cette brèche nouvelle avec un portrait d'un de ses amis, Rodolphe se coucha tout habillé entre les deux planches cardées qu'il appelait ses matelas, et toute la nuit il rêva violettes blanches.

Au bout de cinq jours, Rodolphe n'avait encore trouvé aucun moyen qui pût l'aider à réaliser son rêve, et c'était le surlendemain qu'il devait donner le bouquet à sa cousine. Pendant ce temps-là, le thermomètre était encore descendu, et le malheureux poëte se désespérait en songeant que les violettes étaient peut-être renchéries. Enfin la Providence eut pitié de lui, et voici comme elle vint à son secours.

Un matin, Rodolphe alla à tout hasard demander à déjeuner à son ami, le peintre Marcel, et il le trouva en conversation avec une femme en deuil. C'était une veuve du quartier; elle avait perdu son mari récemment, et elle venait demander combien on lui prendrai pour peindre sur le tombeau qu'elle avait fait élever au défunt une main d'homme, au-dessous de laquelle on écrirait:

JE T'ATTENDS, MON ÉPOUSE CHÉRIE.

Pour obtenir le travail à meilleur compte, elle fit même observer à l'artiste qu'à l'époque où Dieu l'enverrait rejoindre son époux il aurait à peindre une seconde main, sa main à elle, ornée d'un bracelet, avec une nouvelle légende qui serait ainsi conçue:

NOUS VOILÀ DONC ENFIN RÉUNIS…

– Je mettrai cette clause dans mon testament, disait la veuve, et j'exigerai que ce soit à vous que la besogne soit confiée.

– Puisque c'est ainsi, madame, répondit l'artiste, j'accepte le prix que vous me proposez… mais c'est dans l'espérance de la poignée de main. N'allez pas m'oublier dans votre testament.

– Je désirerais que vous me donniez cela le plus tôt possible, dit la veuve; néanmoins, prenez votre temps et n'oubliez pas la cicatrice au pouce. Je veux une main vivante.

– Elle sera parlante, madame, soyez tranquille, fit Marcel en reconduisant la veuve. Mais, au moment de sortir, celle-ci revint sur ses pas.

– J'ai encore un renseignement à vous demander, monsieur le peintre; je voudrais faire écrire sur la tombe de mon mari une machine en vers, où on raconterait sa bonne conduite et les dernières paroles qu'il a prononcées à son lit de mort. Est-ce distingué?

– C'est très-distingué, on appelle ça une épitaphe, c'est très-distingué!

– Vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui pourrait me faire cela à bon marché? Il y a bien mon voisin, M. Guérin, l'écrivain public, mais il me demande les yeux de la tête.

Ici Rodolphe lança un coup d'œil à Marcel, qui comprit sur-le-champ.

– Madame, dit l'artiste en désignant Rodolphe, un hasard heureux a amené ici la personne qui peut vous être utile en cette douloureuse circonstance. Monsieur est un poëte distingué, et vous ne pourriez mieux trouver.

– Je tiendrais à ce que ce soit très-triste, dit la veuve, et que l'orthographe fût bien mise.

– Madame, répondit Marcel, mon ami sait l'orthographe sur le bout du doigt: au collége, il avait tous les prix.

– Tiens, dit la veuve, mon neveu a eu aussi un prix; il n'a pourtant que sept ans.

– C'est un enfant bien précoce, répliqua Marcel.

– Mais, dit la veuve en insistant, monsieur sait-il faire des vers tristes?

– Mieux que personne, madame, car il a eu beaucoup de chagrins dans sa vie. Mon ami excelle dans les vers tristes, c'est ce que les journaux lui reprochent toujours.

– Comment! s'écria la veuve, on parle de lui dans les journaux! Alors, il est bien aussi savant que M. Guérin, l'écrivain public.

– Oh! Bien plus! Adressez-vous à lui, madame, vous ne vous en repentirez pas.

Après avoir expliqué au poëte le sens de l'inscription en vers qu'elle voulait faire mettre sur la tombe de son mari, la veuve convint de donner dix francs à Rodolphe, si elle était contente; seulement, elle voulait avoir les vers très-vite. Le poëte promit de les lui envoyer le lendemain même par son ami.

– Ô bonne fée Artémise, s'écria Rodolphe quand la veuve fut partie, je te promets que tu seras contente; je te ferai bonne mesure de lyrisme funèbre, et l'orthographe sera mieux mise qu'une duchesse. Ô bonne vieille, puisse, pour te récompenser, le ciel te faire vivre cent sept ans, comme la bonne eau-de-vie!

– Je m'y oppose, s'écria Marcel.

– C'est vrai, dit Rodolphe, j'oubliais que tu as encore sa main à peindre après sa mort, et qu'une pareille longévité te ferait perdre de l'argent. Et il leva les mains en disant: ciel n'exaucez pas ma prière! Ah! J'ai une fière chance d'être venu ici, ajouta-t-il.

– Au fait, qu'est-ce que tu me voulais? dit Marcel.

– J'y resonge, et maintenant surtout que je suis forcé de passer la nuit pour faire cette poésie, je ne puis me dispenser de ce que je venais de demander: 1º à dîner; 2º du tabac, de la chandelle; et 3º ton costume d'ours blanc.

– Est-ce que tu vas au bal masqué? C'est ce soir le premier, en effet.

– Non; mais tel que tu me vois, je suis aussi gelé que la grande armée pendant la retraite de Russie. Certainement mon paletot de lasting vert et mon pantalon en mérinos écossais sont très-jolis; mais c'est trop printanier, et bon pour habiter sous l'équateur; lorsqu'on demeure sous le pôle, comme moi, un costume d'ours blanc est plus convenable, je dirai même plus, il est exigible.

– Prends le martin, dit Marcel; c'est une idée; il est chaud comme braise, et tu seras là-dedans comme un pain dans un four.

Rodolphe habitait déjà la peau de l'animal fourré.

– Maintenant, dit-il le thermomètre va être furieusement vexé.

– Est-ce que tu vas sortir comme ça? dit Marcel à son ami, après qu'ils eurent achevé un dîner vague, servi dans de la vaisselle, timbrée à cinq centimes.

– Parbleu, dit Rodolphe, je me moque pas mal de l'opinion; d'ailleurs, c'est aujourd'hui le commencement du carnaval. Et il traversa tout Paris avec l'attitude grave du quadrupède dont il habitait le poil. En passant devant le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, Rodolphe alla lui faire un pied de nez.

Rentré chez lui, non sans avoir causé une grande frayeur à son portier, le poëte alluma sa chandelle, et eut grand soin de l'entourer d'un papier transparent pour prévenir les malices des aquilons; et sur-le-champ il se mit à la besogne. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que si son corps était préservé à peu près du froid, ses mains ne l'étaient pas; et il n'avait point écrit deux vers de son épitaphe, qu'une onglée féroce vint lui mordre les doigts, qui lâchèrent la plume.

– L'homme le plus courageux ne peut pas lutter contre les éléments, dit Rodolphe en tombant anéanti sur sa chaise. César a passé le Rubicon, mais il n'aurait point passé la Bérésina.

Tout à coup le poëte poussa un cri de joie du fond de sa poitrine d'ours, et il se leva si brusquement, qu'il renversa une partie de son encre sur la blancheur de sa fourrure: il avait eu une idée, renouvelée de Chatterton.