Rodolphe tira de dessous son lit un amas considérable de papiers, parmi lesquels se trouvaient une dizaine de manuscrits énormes de son fameux drame du Vengeur. Ce drame, auquel il avait travaillé deux ans, avait été fait, défait, refait tant de fois, que les copies réunies formaient un poids de sept kilogrammes. Rodolphe mit de côté le manuscrit le plus récent et traîna les autres devant la cheminée.
– J'étais bien sûr que j'en trouverais le placement, s'écria-t-il… avec de la patience! Voilà certainement un joli cotret de prose. Ah! Si j'avais pu prévoir ce qui arrive, j'aurais fait un prologue, et aujourd'hui j'aurais plus de combustible… Mais bah! On ne peut pas tout prévoir. Et il alluma dans sa cheminée quelques feuilles du manuscrit, à la flamme desquels il se dégourdit les mains. Au bout de cinq minutes, le premier acte du Vengeur était joué et Rodolphe avait écrit trois vers de son épitaphe.
Rien au monde ne saurait peindre l'étonnement des quatre vents cardinaux en apercevant du feu dans la cheminée.
– C'est une illusion, souffla le vent du nord qui s'amusa à rebrousser le poil de Rodolphe.
– Si nous allions souffler dans le tuyau, reprit un autre vent, ça ferait fumer la cheminée. Mais comme ils allaient commencer à tarabuster le pauvre Rodolphe, le vent du sud aperçut M. Arago à une fenêtre de l'Observatoire, où le savant faisait du doigt une menace au quatuor d'aquilons.
Aussi le vent du sud cria à ses frères: «Sauvons-nous bien vite, l'almanach marque un temps calme pour cette nuit; nous nous trouvons en contravention avec l'observatoire, et, si nous ne sommes pas rentrés à minuit, M. Arago nous fera mettre en retenue.»
Pendant ce temps-là, le deuxième acte du Vengeur brûlait avec le plus grand succès. Et Rodolphe avait écrit dix vers. Mais il ne put en écrire que deux pendant la durée du troisième acte.
– J'avais toujours pensé que cet acte-là était trop court, murmura Rodolphe, mais il n'y a qu'à la représentation qu'on s'aperçoive d'un défaut. Heureusement que celui-ci va durer plus longtemps: il y a vingt-trois scènes, dont la scène du trône, qui devait être celui de ma gloire… La dernière tirade de la scène du trône s'envolait en flammèches comme Rodolphe avait encore un sixain à écrire.
– Passons au quatrième acte, dit-il, en prenant un air de feu. Il durera bien cinq minutes, c'est tout monologue. Il passa au dénoûment, qui ne fit que flamber et s'éteindre. Au même moment, Rodolphe encadrait dans un magnifique élan de lyrisme les dernières paroles du défunt en l'honneur de qui il venait de travailler. Il en restera pour une seconde représentation, dit-il en poussant sous son lit quelques autres manuscrits.
Le lendemain, à huit heures du soir, Mademoiselle Angèle faisait son entrée au bal, ayant à la main un superbe bouquet de violettes blanches, au milieu desquelles s'épanouissaient deux roses, blanches aussi. Toute la nuit, ce bouquet valut à la jeune fille des compliments des femmes, et des madrigaux des hommes. Aussi Angèle sut-elle un peu gré à son cousin qui lui avait procuré toutes ces petites satisfactions d'amour-propre, et elle aurait peut-être pensé à lui davantage sans les galantes persécutions d'un parent de la mariée qui avait dansé plusieurs fois avec elle. C'était un jeune homme blond, et porteur d'une de ces superbes paires de moustaches relevées en crocs, qui sont les hameçons où s'accrochent les cœurs novices. Le jeune homme avait déjà demandé à Angèle qu'elle lui donnât les deux roses blanches qui restaient de son bouquet, effeuillé par tout le monde… mais Angèle avait refusé, pour oublier à la fin du bal les deux fleurs sur une banquette, où le jeune homme blond courut les prendre.
À ce moment-là il y avait quatorze degrés de froid dans le belvédère de Rodolphe, qui, appuyé à sa fenêtre, regardait du côté de la barrière du Maine les lumières de la salle de bal où dansait sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir.
X LE CAP DES TEMPÊTES
Il y a dans les mois qui commencent chaque nouvelle saison des époques terribles: le 1er et le 15 ordinairement. Rodolphe, qui ne pouvait voir sans effroi approcher l'une ou l'autre de ces deux dates, les appelait le Cap des Tempêtes. Ce jour-là, ce n'est point l'aurore qui ouvre les portes de l'orient, ce sont des créanciers, des propriétaires, des huissiers et autres gens de sac… oches. Ce jour-là commence par une pluie de mémoires, de quittances, de billets, et se termine par une grêle de protêts, Dies irae!
Or, le matin d'un 15 avril, Rodolphe dormait fort paisiblement… et rêvait qu'un de ses oncles lui léguait par testament toute une province du Pérou, les Péruviennes avec.
Comme il nageait en plein dans un Pactole imaginaire, un bruit de clef tournant dans la serrure vint interrompre l'héritier présomptueux au moment le plus reluisant de son rêve doré.
Rodolphe se dressa sur son lit, les yeux et l'esprit encore ensommeillés, et il regarda autour de lui.
Il aperçut alors vaguement, debout au milieu de sa chambre, un homme qui venait d'entrer, et quel homme?
Cet étranger matinal avait un chapeau à trois cornes, sur le dos une sacoche, et à la main un grand portefeuille; il était vêtu d'un habit à la française, couleur gris de lin, et paraissant fort essoufflé d'avoir gravi les cinq étages. Ses manières étaient très-affables, et sa démarche sonore comme pourrait être celle d'un comptoir de changeur qui entrerait en locomotion.
Rodolphe fut un instant effrayé, et, vu le chapeau à trois cornes et l'habit, il pensa voir un sergent de ville.
Mais la vue de la sacoche passablement garnie le fit revenir de son erreur.
– Ah! J'y suis, pensa-t-il, c'est un à-compte sur mon héritage, cet homme vient des îles… Mais alors pourquoi n'est-il pas nègre? Et faisant un signe à l'homme, il lui dit en désignant la sacoche:
– Je sais ce que c'est. Mettez ça là. Merci.
L'homme était un garçon de la Banque de France. À l'invitation de Rodolphe, il répondit en mettant sous les yeux de celui-ci un petit papier hiéroglyphé de signes et de chiffres multicolores.
– Vous voulez un reçu? dit Rodolphe. C'est juste. Passez-moi la plume et l'encre. Là, sur la table.
– Non, je viens recevoir, répondit le garçon de recette, un effet de cent cinquante francs. C'est aujourd'hui le 15 avril.
– Ah! reprit Rodolphe en examinant le billet… ordre Birmann. C'est mon tailleur… Hélas! ajouta-t-il avec mélancolie en portant alternativement les yeux sur une redingote jetée sur son lit et sur le billet, les causes s'en vont, mais les effets reviennent. Comment! C'est aujourd'hui le 15 avril? C'est extraordinaire! Je n'ai pas encore mangé de fraises!
Et le garçon de recette, ennuyé de ses lenteurs, sortit en disant à Rodolphe:
– Vous avez jusqu'à quatre heures pour payer.
– Il n'y a pas d'heure pour les honnêtes gens, répondit Rodolphe. L'intrigant, ajouta-t-il avec regret en suivant des yeux le financier en tricorne, il remporte son sac.
Rodolphe ferma les rideaux de son lit, et essaya de reprendre le chemin de son héritage; mais il se trompa de route, et entra tout enorgueilli dans un songe, où le directeur du théâtre-français venait, chapeau bas, lui demander un drame pour son théâtre, et Rodolphe, qui connaissait les usages, demandait des primes. Mais au moment même où le directeur paraissait vouloir s'exécuter, le dormeur fut de nouveau éveillé à demi par l'entrée d'un nouveau personnage, autre créature du 15 avril.
C'était M. Benoît, le mal nommé, maître de l'hôtel garni où logeait Rodolphe: M. Benoît était à la fois le propriétaire, le bottier et l'usurier de ses locataires; ce matin-là, M. Benoît exhalait une affreuse odeur de mauvaise eau-de-vie et de quittance échue. Il avait à la main un sac vide.