– Ah! s'écria-t-il assez haut pour être entendu, je sais où la trouver.
– Trouver quoi? fit Rodolphe. Qu'est-ce que tu fais là? ajouta-t-il en voyant l'artiste se disposer à écrire.
– Rien, une lettre très-pressée que j'oubliais. Je suis à vous dans l'instant, répondit Marcel, et il écrivit:
«Ma chère enfant,
J'ai des sommes dans mon secrétaire, c'est une apoplexie de fortune foudroyante. Il y a à la maison un gros déjeuner qui se mitonne, des vins généreux, et nous avons fait du feu, ma chère, comme des bourgeois. Il faut voir ça, ainsi que tu disais autrefois. Viens passer un moment avec nous, tu trouveras là Rodolphe, Colline et Schaunard; tu nous chanteras des chansons au dessert: il y a du dessert. Tandis que nous y sommes, nous allons probablement rester à table une huitaine de jours. N'aie donc pas peur d'arriver trop tard. Il y a si longtemps que je ne t'ai entendue rire! Rodolphe te fera des madrigaux, et nous boirons toutes sortes de choses à nos amours défuntes, quitte à les ressusciter. Entre gens comme nous… le dernier baiser n'est jamais le dernier. Ah! S'il n'avait pas fait si froid l'an passé, tu ne m'aurais peut-être pas quitté. Tu m'as trompé pour un fagot, et parce que tu craignais d'avoir les mains rouges: tu as bien fait, je ne t'en veux pas plus pour cette fois-là que pour les autres; mais viens te chauffer pendant qu'il y a du feu.
Je t'embrasse autant que tu voudras.
«Marcel.»
Cette lettre achevée, Marcel en écrivit une autre à Madame Sidonie, l'amie de Musette, et il la priait de faire parvenir à celle-ci le billet qu'il lui adressait. Puis il descendit chez le portier pour le charger de porter les lettres. Comme il lui payait sa commission d'avance, le portier aperçut une pièce d'or reluire dans les mains du peintre; et, avant de partir pour faire sa course, il monta prévenir le propriétaire, avec qui Marcel était en retard pour ses loyers.
– Mossieu, dit-il tout essoufflé, l'artisse du sixième a de l'argent! Vous savez, ce grand qui me rit au nez quand je lui porte la quittance.
– Oui, dit le propriétaire, celui qui a eu l'audace de m'emprunter de l'argent pour me donner un à-compte. Il a congé.
– Oui, monsieur. Mais il est cousu d'or aujourd'hui, ça m'a brûlé les yeux tout à l'heure. Il donne des fêtes… C'est le bon moment…
– En effet, dit le propriétaire, j'irai moi-même tantôt.
Madame Sidonie, qui se trouvait chez elle quand on lui apporta la lettre de Marcel, envoya sur-le-champ sa femme de chambre remettre la lettre adressée à Mademoiselle Musette.
Celle-ci habitait alors un charmant appartement dans la Chaussée-D 'Antin. Au moment où on lui remit la lettre de Marcel, elle était en compagnie, et avait précisément, pour le même soir, un grand dîner de cérémonie.
– En voilà un miracle! s'écria Musette en riant comme une folle.
– Qu'est-ce qu'il y a donc? Lui demanda un beau jeune homme roide comme une statuette.
– C'est une invitation à dîner, fit la jeune femme. Hein! Comme ça se trouve?
– Ça se trouve mal, dit le jeune homme.
– Pourquoi ça? fit Musette.
– Comment!… penseriez-vous à aller à ce dîner?
– Je le crois bien que j'y pense… Arrangez-vous comme vous voudrez.
– Mais, ma chère, cependant il n'est pas convenable… vous irez une autre fois.
– Ah! C'est joli, ça! Une autre fois! C'est une ancienne connaissance, Marcel, qui m'invite à dîner, et c'est assez extraordinaire pour que j'aille voir ça en face! Une autre fois! Mais c'est rare comme les éclipses, les dîners sérieux dans cette maison-là!
– Comment! Vous nous manquez de parole pour aller voir cette personne, dit le jeune homme, et c'est à moi que vous le dites!…
– À qui voulez-vous que je le dise donc? Au grand turc? ça ne le regarde pas, cet homme.
– Mais c'est une franchise singulière.
– Vous savez bien que je ne fais rien comme les autres, répliqua Musette.
– Mais que penserez-vous de moi si je vous laisse aller, sachant où vous allez? Songez-y, Musette, pour moi, pour vous, cela est bien inconvenant: il faut vous excuser près de ce jeune homme…
– Mon cher Monsieur Maurice, dit Mademoiselle Musette d'une voix très-ferme, vous me connaissiez avant que de me prendre; vous saviez que j'étais pleine de caprices, et que jamais âme qui vive n'a pu se vanter de m'en avoir fait rentrer un.
– Demandez-moi ce que vous voudrez… dit Maurice, mais cela!… Il y a caprice… et caprice…
– Maurice, j'irai chez Marceclass="underline" j'y vais, ajouta-t-elle en mettant son chapeau. Vous me quitterez si vous voulez; mais c'est plus fort que moi; c'est le meilleur garçon du monde, et le seul que j'aie jamais aimé. Si son cœur avait été en or, il l'aurait fait fondre pour me donner des bagues. Pauvre garçon! dit-elle en montrant sa lettre… voyez, dès qu'il a un peu de feu, il m'invite à venir me chauffer. Ah! s'il n'était pas si paresseux et s'il n'y avait pas eu de velours et de soieries dans les magasins!!! J'étais bien heureuse avec lui; il avait le talent de me faire souffrir, et c'est lui qui m'a donné le nom de Musette, à cause de mes chansons. Au moins, en allant chez lui, vous êtes sûr que je reviendrai auprès de vous… si vous ne me fermez pas la porte au nez.
– Vous ne pourriez pas avouer plus franchement que vous ne m'aimez pas, dit le jeune homme.
– Allons donc, mon cher Maurice, vous êtes trop homme d'esprit pour que nous engagions là-dessus une discussion sérieuse. Vous m'avez comme on a un beau cheval dans une écurie; moi, je vous aime… parce que j'aime le luxe, le bruit des fêtes, tout ce qui résonne et tout ce qui rayonne; ne faisons point de sentiment, ce serait ridicule et inutile.
– Au moins, laissez-moi aller avec vous.
– Mais vous ne vous amuserez pas du tout, fit Musette, et vous nous empêcherez de nous amuser. Songez donc qu'il va m'embrasser, ce garçon, nécessairement.
– Musette, dit Maurice, avez-vous souvent trouvé des gens aussi accommodants que moi?
– Monsieur le vicomte, répliqua Musette, un jour que je me promenais en voiture aux Champs-Élysées avec lord, j'ai rencontré Marcel et son ami Rodolphe qui étaient à pied, très-mal mis tous deux, crottés comme des chiens de berger, et fumant leur pipe. Il y avait trois mois que je n'avais vu Marcel, et il m'a semblé que mon cœur allait sauter par la portière. J'ai fait arrêter la voiture, et pendant une demi-heure j'ai causé avec Marcel devant tout Paris qui passait là en équipage. Marcel m'a offert des gâteaux de Nanterre et un bouquet de violette d'un sou, que j'ai mis à ma ceinture. Quand il m'a eu quittée, lord voulait le rappeler pour l'inviter à dîner avec nous. Je l'ai embrassé pour la peine. Et voilà mon caractère, mon cher Monsieur Maurice; si ça ne vous plaît pas, il faut le dire tout de suite, je vais prendre mes pantoufles et mon bonnet de nuit.
– C'est donc quelquefois une bonne chose que d'être pauvre! dit le vicomte Maurice avec un air plein de tristesse envieuse.
– Eh! Non, fit Musette: si Marcel était riche, je ne l'aurais jamais quitté.
– Allez donc, fit le jeune homme en lui serrant la main. Vous avez mis votre nouvelle robe, ajouta-t-il, elle vous sied à merveille.
– Au fait, c'est vrai, dit Musette; c'est comme un pressentiment que j'ai eu ce matin. Marcel en aura l'étrenne. Adieu! fit-elle, je m'en vais manger un peu du pain béni de la gaieté.
Musette avait ce jour-là une ravissante toilette; jamais reliure plus séductrice n'avait enveloppé le poëme de sa jeunesse et de sa beauté. Au reste, Musette possédait instinctivement le génie de l'élégance. En arrivant au monde, la première chose qu'elle avait cherchée du regard avait dû être un miroir pour s'arranger dans ses langes; et avant d'aller au baptême, elle avait déjà commis le péché de coquetterie. Au temps où sa position avait été des plus humbles, quand elle en était encore réduite aux robes d'indienne imprimée, aux petits bonnets à pompons et aux souliers de peau de chèvre, elle portait à ravir ce pauvre et simple uniforme des grisettes. Ces jolies filles moitié abeilles, moitié cigales, qui travaillaient en chantant toute la semaine, ne demandaient à Dieu qu'un peu de soleil le dimanche, faisaient vulgairement l'amour avec le cœur, et se jetaient quelquefois par la fenêtre. Race disparue maintenant, grâce à la génération actuelle des jeunes gens: génération corrompue et corruptrice, mais par-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le plaisir de faire de méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres filles à propos de leurs mains mutilées par les saintes cicatrices du travail, et elles n'ont bientôt plus gagné assez pour s'acheter de la pâte d'amandes. Peu à peu ils sont parvenus à leur inoculer leur vanité et leur sottise, et c'est alors que la grisette a disparu. C'est alors que naquit la lorette. Race hybride, créatures impertinentes, beautés médiocres, demi-chair, demi-onguents, dont le boudoir est un comptoir où elles débitent des morceaux de leur cœur, comme on ferait des tranches de rosbif. La plupart de ces filles, qui déshonorent le plaisir et sont la honte de la galanterie moderne, n'ont point toujours l'intelligence des bêtes dont elles portent les plumes sur leurs chapeaux. S'il leur arrive par hasard d'avoir, non point un amour, pas même un caprice, mais un désir vulgaire, c'est au bénéfice de quelque bourgeois saltimbanque que la foule absurde entoure et acclame dans les bals publics, et que les journaux, courtisans de tous les ridicules, célèbrent par leurs réclames. Bien qu'elle fût forcée de vivre dans ce monde, Musette n'en avait point les mœurs ni les allures; elle n'avait point la servilité cupide, ordinaire chez ces créatures qui ne savent lire que barême et n'écrivent qu'en chiffres. C'était une fille intelligente et spirituelle, ayant dans les veines quelques gouttes du sang de Manon; et, rebelle à toute chose imposée, elle n'avait jamais pu ni su résister à un caprice, quelles que dussent en être les conséquences.