Выбрать главу

Le peu d'argent qu'il gagnait à courir ainsi le cachet, Colline le dépensait en achats de bouquins. Son paletot noisette était connu de tous les étalagistes du quai, depuis le pont de la concorde jusqu'au pont Saint-Michel. Ce qu'il faisait de tous ces livres, si nombreux que la vie d'un homme n'aurait pas suffi pour les lire, personne ne le savait, et il le savait moins que personne. Mais ce tic avait pris chez lui les proportions d'une passion; et lorsqu'il rentrait chez lui le soir sans y rapporter un nouveau bouquin, il refaisait pour son usage le mot de Titus, et disait: «J'ai perdu ma journée.» Ses manières câlines et son langage, qui offraient une mosaïque de tous les styles, les calembours terribles dont il émaillait sa conversation, avaient séduit Schaunard, qui demanda sur-le-champ à Colline la permission d'ajouter son nom à ceux qui composaient la fameuse liste dont nous avons parlé.

Ils sortirent de chez la Mère Cadet à neuf heures du soir, passablement gris tous les deux, et ayant la démarche de gens qui viennent de dialoguer avec les bouteilles.

Colline offrit le café à Schaunard, et celui-ci accepta à la condition qu'il se chargerait des alcools. Ils montèrent dans un café situé rue Saint-Germain-L'Auxerrois, et portant l'enseigne de Momus, dieu des jeux et des ris.

Au moment où ils entraient dans l'estaminet, une discussion très-vive venait de s'engager entre deux habitués de l'endroit. L'un d'eux était un jeune homme, dont la figure se perdait au fond d'un énorme buisson de barbe multicolore. Comme une antithèse à cette abondance de poil mentonnier, une calvitie précoce avait dégarni son front, qui ressemblait à un genou, et dont un groupe de cheveux, si rares qu'on aurait pu les compter, essayait vainement de cacher la nudité. Il était vêtu d'un habit noir tonsuré aux coudes, et laissant voir, quand il levait le bras trop haut, des ventilateurs pratiqués à l'embouchure des manches. Son pantalon avait pu être noir, mais ses bottes, qui n'avaient jamais été neuves, paraissaient avoir déjà fait plusieurs fois le tour du monde aux pieds du juif errant.

Schaunard avait remarqué que son nouvel ami Colline et le jeune homme à grande barbe s'étaient salués.

– Vous connaissez ce monsieur? demanda-t-il au philosophe.

– Pas absolument, répondit celui-ci; seulement je le rencontre quelquefois à la bibliothèque. Je crois que c'est un homme de lettres.

– Il en a l'habit, du moins, répliqua Schaunard. Le personnage avec lequel discutait ce jeune homme était un individu d'une quarantaine d'années, voué au coup de foudre apoplectique, comme l'indiquait une grosse tête enfoncée immédiatement entre les deux épaules, sans la transition du cou. L'idiotisme se lisait en lettres majuscules sur son front déprimé, couvert d'une petite calotte noire. Il s'appelait M. Mouton, et était employé à la mairie du ive arrondissement, où il tenait le registre des décès.

– Monsieur Rodolphe! s'écriait-il avec un organe d'eunuque, en secouant le jeune homme qu'il avait empoigné par un bouton de son habit, voulez-vous que je vous dise mon opinion? Eh bien, tous les journaux, ça ne sert à rien. Tenez, une supposition: je suis un père de famille, moi, n'est-ce pas?… bon… Je viens faire ma partie de dominos au café. Suivez bien mon raisonnement.

– Allez, allez, dit Rodolphe.

– Eh bien, continua le père Mouton, en scandant chacune de ses phrases par un coup de poing qui faisait frémir les chopes et les verres placés sur la table. Eh bien, je tombe sur les journaux, bon… qu'est-ce que je vois? L'un qui dit blanc, l'autre qui dit noir, et pata ti et pata ta. Qu'est-ce que ça me fait à moi? Je suis un bon père de famille qui vient pour faire…

– Sa partie de dominos, dit Rodolphe.

– Tous les soirs, continua M. Mouton. Eh bien, une supposition: vous comprenez…

– Très-bien! dit Rodolphe.

– Je lis un article qui n'est pas de mon opinion. Ça me met en colère, et je me mange les sangs, parce que, voyez-vous, Monsieur Rodolphe, tous les journaux, c'est des menteries. Oui, des menteries! hurla-t-il dans son fausset le plus aigu, et les journalistes sont des brigands, des folliculaires.

– Cependant, Monsieur Mouton…

– Oui, des brigands, continua l'employé. C'est eux qui sont cause des malheurs de tout le monde; ils ont fait la révolution et les assignats; à preuve Murat.

– Pardon, dit Rodolphe, vous voulez dire Marat.

– Mais non, mais non, reprit M. Mouton; Murat, puisque j'ai vu son enterrement quand j'étais petit…

– Je vous assure…

– Même qu'on a fait une pièce au cirque, là.

– Eh bien, précisément, dit Rodolphe; c'est Murat.

– Mais qu'est-ce que je vous dis depuis une heure? s'écria l'obstiné Mouton. Murat, qui travaillait dans une cave, quoi! Eh bien, une supposition. Est-ce que les bourbons n'ont pas bien fait de le guillotiner, puisqu'il avait trahi?

– Qui? guillotiné! trahi! quoi? s'écria Rodolphe en empoignant à son tour M. Mouton par le bouton de sa redingote.

– Eh bien Marat…

– Mais non, mais non, Monsieur Mouton, Murat. Entendons-nous, sacrebleu!

– Certainement. Marat, une canaille. Il a trahi l'empereur en 1815. C 'est pourquoi je dis que tous les journaux sont les mêmes, continua M. Mouton en rentrant dans la thèse de ce qu'il appelait une explication. Savez-vous ce que je voudrais, moi, Monsieur Rodolphe? Eh bien, une supposition… je voudrais un bon journal… Ah! pas grand… Bon! Et qui ne ferait pas de phrases… Là!

– Vous êtes exigeant, interrompit Rodolphe. Un journal sans phrases!

– Eh bien, oui; suivez mon idée.

– Je tâche.

– Un journal qui dirait tout simplement la santé du roi et les biens de la terre. Car, enfin, à quoi cela sert-il, toutes vos gazettes, qu'on n'y comprend rien? Une supposition: moi je suis à la mairie, n'est-ce pas? Je tiens mon registre, bon! Eh bien, c'est comme si on venait me dire: Monsieur Mouton, vous inscrivez les décès, eh bien, faites ci, faites ça. Eh bien, quoi, ça? Quoi, ça? Quoi! ça? Eh bien, les journaux, c'est la même chose, acheva-t-il pour conclure.

– Évidemment, dit un voisin qui avait compris.

Et M. Mouton, ayant reçu les félicitations de quelques habitués qui partageaient son avis, alla reprendre sa partie de dominos.

– Je l'ai remis à sa place, dit-il en indiquant Rodolphe, qui était retourné s'asseoir à la même table où se trouvaient Schaunard et Colline.

– Quelle buse! dit celui-ci aux deux jeunes gens en leur désignant l'employé.

– Il a une bonne tête, avec ses paupières en capote de cabriolet et ses yeux en boule de loto, fit Schaunard en tirant un brûle-gueule merveilleusement culotté.

– Parbleu! Monsieur, dit Rodolphe, vous avez là une bien jolie pipe.

– Oh! J'en ai une plus belle pour aller dans le monde, reprit négligemment Schaunard. Passez-moi donc du tabac, Colline.

– Tiens! s'écria le philosophe, je n'en ai plus.

– Permettez-moi de vous en offrir, dit Rodolphe, en tirant de sa poche un paquet de tabac qu'il déposa sur la table.

À cette gracieuseté, Colline crut devoir répondre par l'offre d'une tournée de quelque chose.

Rodolphe accepta. La conversation tomba sur la littérature. Rodolphe, interrogé sur sa profession déjà trahie par son habit, confessa ses rapports avec les muses, et fit venir une seconde tournée. Comme le garçon allait remporter la bouteille, Schaunard le pria de vouloir bien l'oublier. Il avait entendu résonner dans l'une des poches de Colline le duo argentin de deux pièces de cinq francs. Rodolphe eut bientôt atteint le niveau d'expansion où se trouvaient les deux amis et leur fit à son tour ses confidences.