Выбрать главу

— Es-tu vraiment celui que nous venons de nommer ? demanda Yama.

Il ne répondit pas.

— Es-tu celui qui combattit l’armée du Ciel et l’arrêta sur les bords du Védra ?

Sa bouche se détendit.

— Es-tu celui qui aima la déesse de la Mort ?

Ses yeux eurent une lueur, un léger sourire apparut un instant sur ses lèvres.

— C’est lui, dit Yama. Qui es-tu ? redemanda-t-il.

— Moi ? Je ne suis rien. Une feuille prise dans un tourbillon d’eau, peut-être, une plume dans le vent…

— Dommage, dit Yama. Il y a bien assez de feuilles et de plumes en ce monde, à quoi bon avoir travaillé si longtemps pour en accroître le nombre. Je voulais un homme qui puisse continuer la guerre interrompue par son absence, un homme fort qui puisse s’opposer à la volonté des dieux. Je croyais que tu étais celui-là.

— Je suis… Sam. Autrefois… il y a très longtemps, j’ai combattu, n’est-ce pas ? Et bien souvent.

— Tu étais Sam à la Grande Âme, le Bouddha. T’en souviens-tu ?

— Peut-être étais-je… fit-il, un feu s’allumant lentement dans ses yeux. Oui, c’était moi. Le plus humble des fiers, le plus fier des humbles. J’ai combattu. J’ai enseigné la Voie pendant un temps. Puis j’ai de nouveau combattu, puis encore enseigné, essayé la politique, la magie, le poison. J’ai livré une grande bataille, si terrible que le soleil lui-même s’est voilé la face devant le carnage, avec des hommes et des dieux, des animaux et des démons, les esprits de l’air, de la terre, de l’eau et du feu, avec des slézards et des chevaux, des épées et des chars.

— Et tu l’as perdue, fit Yama.

— Oui. Mais quelle brillante bataille. Dieu de la Mort, tu conduisais mon char. Tout cela me revient à présent. Nous avons été faits prisonniers et les Maîtres du Karma devaient être nos juges. Tu leur as échappé par ta volonté et la Voie de la Roue Noire. Je ne l’ai pu.

— C’est exact. Ton passé leur fut montré et tu as été jugé. Yama regarda les moines assis par terre, têtes inclinées. Il baissa la voix. Te faire mourir de la vraie mort aurait fait de toi un martyr. Te permettre de rester en ce monde sous n’importe quelle forme, c’était risquer de te voir revenir. Alors, tout comme tu avais volé ta doctrine au Gautama d’un autre lieu, d’un autre temps, ils volèrent la légende de la fin de ce Gautama parmi les hommes. Tu as été jugé digne du Nirvâna. Ton atman fut projeté, non en un autre corps, mais dans le grand nuage magnétique qui entoure cette planète. Cela se passa il y a plus d’un siècle. Officiellement, tu es à présent un avatar de Vichnou, dont la doctrine fut déformée par certains de tes disciples les plus zélés. Tu n’as continué à exister personnellement que sous la forme d’ondes se perpétuant elles-mêmes, et que j’ai réussi à capter.

Sam ferma les yeux.

— Et vous avez osé me faire revenir ?

— Oui.

— J’ai toujours été conscient de mon état.

— Je m’en doutais.

— Et vous avez pourtant osé m’arracher à cela fit, Sam, les yeux brillants de colère.

— Oui.

— Tu mérites bien le nom de dieu de Mort, Yama-Dharma, fit Sam, inclinant la tête. Tu m’as arraché à l’expérience ultime. Tu as brisé sur la sombre pierre de ta volonté ce qui est au-delà de toute compréhension, de toute splendeur mortelle. Pourquoi ne pas m’avoir laissé comme j’étais, dans l’océan de l’être ?

— Parce que le monde a besoin de ton humilité, de ta piété, de ta grande doctrine, et de tes intrigues machiavéliques.

— Yama, je suis vieux. Aussi ancien que l’homme sur ce monde. Je suis un des Premiers, tu le sais. Oui, un des premiers à arriver ici, pour bâtir, pour coloniser. Tous les autres sont morts, à présent, ou sont des dieux… J’aurais pu être l’un d’eux, mais l’ai refusé. Souvent. Je n’ai jamais désiré être un dieu, Yama ; plus tard, seulement, quand j’ai vu ce qu’ils faisaient, j’ai commencé à acquérir toute la puissance possible, mais c’était trop tard, ils étaient trop forts. À présent, je ne veux plus que dormir du sommeil des âges, connaître de nouveau le Grand Repos, la béatitude perpétuelle, écouter le chant des étoiles sur les rivages de la grande mer.

— Nous avons besoin de toi, Sam, dit Ratri, se penchant sur lui et le regardant droit dans les yeux.

— Je sais, je sais. C’est l’éternel retour de l’anecdote. Vous avez un cheval de bonne volonté, cravachez-le pour qu’il coure un autre kilomètre.

Mais Sam sourit en disant cela, et elle embrassa son front. Tak fit un bond, vint sur le lit.

— L’humanité se réjouit, dit le Bouddha.

Yama lui tendit une robe et Ratri lui mit des pantoufles.

Oublier la paix qui passe toute compréhension prend du temps. Sam dormit. Rêva. Cria. Il n’avait pas d’appétit. Mais Yama lui avait trouvé un corps solide, en parfaite santé, qui pouvait supporter le choc psychosomatique de la transformation, de la fin de l’émancipation divine.

Mais il lui arrivait de rester assis une heure, immobile, les yeux fixés sur un caillou, une feuille, une graine, et alors on ne pouvait le tirer de sa contemplation.

Yama vit là un danger, il en parla à Ratri et à Tak.

— Il n’est pas bon qu’il se détache ainsi du monde. Je lui ai parlé, mais autant s’adresser au vent. Il ne peut retrouver ce qu’il a laissé derrière lui, l’essayer lui prend toutes ses forces.

— Vous n’avez peut-être pas compris le sens de ses efforts, dit Tak.

— Que veux-tu dire ?

— Voyez comme il regarde la graine devant lui. Considérez les rides au coin de ses yeux.

— Et alors ?

— Il plisse les yeux. Sa vue est-elle faible ?

— Non.

— Alors pourquoi ferme-t-il à demi les yeux ?

— Pour mieux étudier la graine.

— Étudier ? Mais ce n’est pas la Voie, comme il nous l’enseigna jadis. Pourtant, il l’étudie. Mais il ne médite pas pour trouver en l’objet ce qui amène la libération du sujet.

— Que fait-il alors ?

— Le contraire. Il étudie l’objet, considère ce qu’il est, en un effort pour se lier au monde. Il cherche en lui un prétexte pour vivre. Il essaie une fois de plus de se replonger au sein de la Maya, illusion du monde.

— Je crois que tu as raison, Tak, dit Ratri. Comment pouvons-nous l’aider ?

— Je ne sais, maîtresse.

Yama hocha la tête, ses cheveux noirs brillèrent dans un rai de soleil tombant à travers le porche étroit.

— Tu as vu ce que je n’avais su voir, reconnut-il. Il n’est pas encore complètement revenu parmi nous, bien qu’il ait un corps, marche et parle comme nous. Sa pensée est toujours hors de notre compréhension.

— Que faire, alors ? répéta Ratri.

— L’emmener dans de longues promenades à travers la campagne, dit Yama. Le nourrir de mets délicats, émouvoir son âme par la poésie et la musique. Lui trouver de l’alcool, il n’y en a pas dans ce monastère. Il faut le vêtir de soies aux couleurs éclatantes, lui amener deux ou trois courtisanes, le plonger de nouveau dans la vie. Ainsi seulement sera-t-il libéré des chaînes de Dieu. Stupide de ma part de ne pas l’avoir compris plus tôt.

— Ce n’est pas vous qui l’avez compris, fit Tak.

Il y eut une sombre flamme dans les yeux de Yama, puis il sourit.

— Tu t’es vengé, petit, reconnut-il, des commentaires que j’ai peut-être faits à la légère à portée de ton oreille velue. Je m’excuse, être en forme de singe. Tu es vraiment un homme, spirituel et intelligent.