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Le rituel continua. À la main gauche du Bouddha, l’anneau de fer brillait d’un éclat particulier, vert pâle.

— Quitte ou double ! entendit répéter Tak. Et le Bouddha répondit encore : « Le Sept Sacré. »

Cette fois, pensa-t-il, le flanc de la montagne allait s’ouvrir sous lui. L’éclat n’était qu’une image persistante gravée sur sa rétine à travers ses paupières fermées. Mais il se trompait.

Quand il ouvrit les yeux, ce fut pour voir une véritable armée d’éclairs ondulants. Leur flamboiement lui fit mal à la tête et il s’abrita les yeux pour regarder au-dessous de lui.

— Eh bien, Raltarîki ? demanda Sam. Une étincelante lumière émeraude jouait sur sa main gauche.

— Encore une fois, Siddhartha, quitte ou double.

La pluie fut un peu moins forte pendant un instant, et dans la grande lumière de l’armée dressée sur la colline, Tak vit que l’être nommé Raltarîki avait une tête de buffle et quatre bras.

Il frissonna, couvrit ses yeux et ses oreilles, serra les dents et attendit.

Au bout d’un moment, reprirent les grondements, tout s’illumina de nouveau, et finalement il perdit conscience.

Quand il revint à lui, tout était gris, une pluie douce tombait entre lui et le rocher. À sa base, un seul être était assis. Il ne portait point de cornes, et n’avait que deux bras normaux.

Tak, immobile, attendit.

— Ceci, fit Yama en lui tendant un vaporisateur, repousse les démons. À l’avenir, je te conseille de t’en enduire le corps avant de t’éloigner du monastère. Je pensais cette région débarrassée des Rakashas, sinon je t’en aurais donné plus tôt.

Tak prit le flacon et le posa sur la table devant lui.

Ils se tenaient dans les appartements de Yama, où ils avaient pris un repas léger. Yama s’adossa à sa chaise, un verre du vin de Bouddha dans la main gauche, une carafe à moitié vide dans la droite.

— Alors, Raltarîki est vraiment un démon ? demanda Tak.

— Oui et non. Si par « démon » tu entends une créature maléfique, surnaturelle, douée de grands pouvoirs, de très longue vie et capable de prendre temporairement toutes les formes, la réponse est non. C’est là une définition généralement acceptée, mais ici, elle est fausse en un point.

— Oh ! et lequel ?

— Il n’est pas une créature surnaturelle.

— Mais il est tout le reste ?

— Oui.

— Alors, qu’il soit surnaturel ou non, qu’est-ce que cela change, s’il est maléfique, puissant, presque éternel, et s’il peut changer de forme à volonté ?

— Ah ! mais il y a une grande différence, celle entre l’inconnu et l’inconnaissable, la science et le fantastique. C’est une question d’essence. Les quatre points cardinaux sont la logique, le savoir, la sagesse et l’inconnu. Certains s’inclinent devant ce dernier, d’autres vont vers lui pour le conquérir. S’incliner devant lui est perdre de vue les trois autres points. Je peux me soumettre à l’inconnu, mais jamais à l’inconnaissable. Celui qui l’accepte est un saint ou un idiot. Ni les uns ni les autres ne me plaisent.

— Et ces démons ? fit Tak, haussant les épaules et buvant son vin.

— Ils font partie du connaissable. J’ai fait des expériences sur eux pendant de nombreuses années et je fus l’un des quatre qui descendirent dans le Puits d’Enfer, tu te le rappelles peut-être, après que Taraka eut fui devant Agni à Palamaidsu. N’es-tu point Tak l’Archiviste ?

— Je l’étais.

— As-tu lu les documents sur les premiers contacts avec les Rakashas ?

— J’ai lu les récits des jours où on les lia.

— Alors tu sais que ce sont les autochtones de ce monde et qu’ils étaient ici avant que l’homme arrive de Terrath anéantie.

— Oui.

— Ce sont des créatures d’énergie plutôt que de matière. Selon leurs propres traditions, ils avaient autrefois des corps, vivaient dans des villes. Leur quête de l’immortalité personnelle, toutefois, les conduisit dans une voie différente de celle suivie par l’homme. Ils trouvèrent un moyen de se perpétuer sous la forme de champs d’énergie stables. Ils abandonnèrent leurs corps pour vivre éternellement sous forme de tourbillons de force. Mais ils ne sont point pur intellect. Ils emportèrent avec eux leur ego tout entier, et nés de la matière, ils convoitent éternellement la chair. Bien qu’ils puissent en prendre l’apparence pour un temps, ils ne peuvent sans aide revenir en un corps. Pendant un temps infini ils errèrent sans but sur ce monde. Puis l’arrivée de l’homme les arracha à leur quiétude. Ils prirent la forme de ses cauchemars pour le harceler. Il fallut donc les vaincre et les enchaîner, dans les profondeurs, sous les Ratnagaris. Nous ne pouvions les détruire tous, nous ne pouvions leur permettre d’essayer de s’emparer des machines à incarner et des corps des hommes. Ils furent donc pris au piège, et enfermés dans de grandes bouteilles magnétiques.

— Mais Sam en a libéré beaucoup pour en faire ce qu’il veut.

— Oui. Il a signé avec eux un pacte de cauchemar et il l’a respecté, si bien que certains d’entre eux se promènent sur ce monde. De tous les hommes, ils ne craignent peut-être que Siddharta. Et ils ont un grand vice en commun avec les hommes.

— Qui est ?

— La passion du jeu. Ils jouent pour n’importe quelle mise, et les dettes de jeu sont les seules affaires où ils mettent de l’honneur. Il le faut, sinon les autres joueurs n’auraient point confiance en eux et ils perdraient ce qui est peut-être leur seul plaisir. Leurs pouvoirs étant grands, les princes eux-mêmes jouent avec eux, espérant gagner leurs services. Des royaumes ont été perdus ainsi.

— Si, comme vous le pensez, Sam jouait à un des antiques jeux avec Raltarîki, qu’espérait-il gagner ?

— Sam est un idiot, fit Yama, finissant son vin et remplissant son verre. Ou plutôt non, c’est un joueur, ce qui est un peu différent. Les Rakashas gouvernent des ordres mineurs d’êtres-énergie. Sam, grâce à cet anneau qu’il porte, a maintenant à sa disposition une garde d’esprits élémentaires du feu, qu’il a gagnée à Raltarîki. Ce sont des créatures redoutables, sans intelligence, qui ont chacune la force d’un éclair.

— Mais qu’a joué Sam ?

— Le résultat de tous mes travaux, de tous mes efforts pendant un demi-siècle.

— Son corps ?

— Oui. Un corps humain. Ce que convoite le plus au monde n’importe quel démon.

— Pourquoi Sam a-t-il tenté une telle aventure ?

— Cela a dû être son seul moyen de réveiller son désir de vie, de se lier de nouveau à sa tâche : affronter le danger, en jouant sa propre existence chaque fois que roulaient les dés.

— Pour moi, cela tient de l’inconnaissable.

— De l’inconnu seulement, dit Yama. Sam n’est pas tout à fait un saint, mais il n’est pas un idiot.

Il n’est pas loin d’en être un, décida cependant Yama cette nuit-là, et il vaporisa de l’anti-démon dans tout le monastère.

Le lendemain matin, un petit homme s’approcha du monastère, vint s’asseoir devant l’entrée, plaça un bol à aumône sur le sol à ses pieds. Il était vêtu d’une longue robe usée de grossière étoffe brune. Un bandeau noir couvrait son œil gauche. Le peu de cheveux qui lui restaient étaient noirs et très longs. Son nez pointu, son petit menton, ses oreilles plates attachées haut le faisaient ressembler à un renard. Sa peau était tendue sur les os, basanée. Son œil vert ne semblait jamais ciller.

Il resta assis une vingtaine de minutes avant qu’un des moines de Sam ne le remarque et ne parle de lui à l’un des moines en robe sombre de l’ordre de Ratri. Celui-ci alla trouver un prêtre et l’en informa. Le prêtre, voulant montrer à la déesse les vertus de ses fidèles, envoya chercher le mendiant pour le nourrir, lui donner un vêtement neuf, et lui offrir une cellule pour y dormir aussi longtemps qu’il le désirerait.