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Il se prit la tête à deux mains. Tremblant de tout son corps, il décrocha le combiné, qui lui glissa des doigts.

*

Michaël regardait le mur d'écrans accrochés en face de lui. Il décrocha le combiné de son téléphone et composa le numéro de la ligne directe de Houston. La ligne était sur répondeur. Il haussa les épaules et consulta sa montre; en Guyane, Ariane V quitterait sa rampe de lancement dans dix minutes.

*

Après avoir installé Lucas sur son lit, l'épaule calée par deux gros coussins, Zofia se rendit dans la penderie. Elle s'empara de la boîte à couture posée sur l'étagère supérieure, prit une bouteille d'alcool dans l'armoire à pharmacie de la salle de bains et retourna dans sa chambre. Elle s'assit près de lui, dévissa le flacon et trempa le fil à coudre dans le désinfectant. Elle essaya ensuite de le faire passer au travers de l'aiguille.

– Ta reprise va être un massacre, dit Lucas en souriant, narquois. Tu trembles!

– Pas le moins du monde! répondit-elle, triomphante, alors que le lien venait enfin de passer dans le chas de l'aiguille.

Lucas prit la main de Zofia et l'écarta doucement. Il caressa sa joue et l'attira vers lui.

– J'ai peur que ma présence ne soit compromettante pour toi.

– Je dois avouer que les soirées en ta compagnie sont riches en aléas.

– Mon employeur n'a que faire du hasard.

– Pourquoi t'aurait-il fait tirer dessus?

– Pour me mettre à l'épreuve et en arriver aux mêmes conclusions que toi, je suppose. Je n'aurais jamais dû être blessé. Je perds de mes pouvoirs à ton contact, et je pourrais presque prier pour que la réciproque soit vraie.

– Qu'est-ce que tu comptes faire?

– Il n'osera pas s'attaquer à toi. Ton immunité angélique laisse à réfléchir.

Zofia regarda Lucas au fond des yeux.

– Ce n'est pas de ça que je parle, qu'est-ce que nous ferons dans deux jours?

Du bout du doigt, il effleura les lèvres de Zofia, elle se laissa faire.

– À quoi penses-tu? demanda-t-elle, troublée, en reprenant sa suture.

– Le jour ou le mur de Berlin est tombe, les hommes et les femmes ont découvert que leurs rues se ressemblaient. De chaque côté, des maisons les bordaient, des voitures y circulaient, des réverbères y éclairaient leurs nuits. Bonheurs et malheurs n'allaient pas de même, mais les enfants de l'Ouest comme de l'Est ont réalisé que l'opposé ne ressemblait pas à ce qu'on leur avait raconté.

– Pourquoi dis-tu ça?

– Parce que j'entends Rostropovitch jouer du violoncelle!

– Quel morceau? dit-elle en achevant son troisième point de suture.

– C'est la première fois que je l'entends! Et là, tu viens de me faire mal.

Zofia s'approcha de Lucas pour couper la ligature avec ses dents. Elle posa sa tête sur son torse et cette fois-ci s'abandonna. Le silence les liait. Lucas glissait les doigts de sa main vaillante dans la chevelure de Zofia, berçant sa tête de caresses. Elle frissonna.

– C'est court deux jours!

– Oui, chuchota-t-il.

– Nous serons séparés. C'est inéluctable.

Et, pour la toute première fois, Zofia comme Lucas redoutèrent l'éternité.

– On pourrait négocier qu'il te laisse repartir avec moi? dit Zofia d'une voix timide.

– On ne négocie pas avec Président, surtout quand on lui a fait defaut et de toute façon je crains fort que l’acces a ton monde ne soit hors de ma portee.

– Mais avant, il y avait bien des points de passage entre l'Est et l'Ouest, non? dit-elle en approchant à nouveau l'aiguille du bord de la plaie.

Lucas grimaça et poussa un cri.

– Là, tu es douillet, je t'ai à peine touché! J'ai encore quelques points à faire!

La porte s'ouvrit brusquement et Mathilde apparut, appuyée au balai qui lui servait de béquille.

– Je n'y suis pour rien si les murs de ton appartement sont en papier mâché, dit-elle en boitant jusqu'à eux.

Elle s'assit au pied du lit.

– Donne-moi cette aiguille, dit-elle autoritairement à Zofia, et toi, approche-toi, ordonna-t-elle à Lucas. Tu as une chance folle, je suis gauchère!

Elle recousit les plaies d'une main agile. Trois sutures de chaque côté de l'épaule suffirent à fermer les blessures.

– Deux années de vie passées derrière un comptoir louche vous donnent des talents d'infirmière insoupçonnables, enfin, surtout quand on est amoureuse du taulier. À ce sujet d'ailleurs, j'aurais deux trois choses à vous dire à tous les deux, avant de retourner me coucher. Après je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour me convaincre que je SUIS en train de dormir et que demain matin j'aurai le plus grand fou rire de ma vie rien qu'en repensant au rêve que je suis en train de faire en ce moment.

Sur sa béquille de fortune, Mathilde repartit vers sa chambre. Sur le pas de la porte elle se retourna pour les contempler.

– Peu importe que vous soyez ou non ce que je crois que vous êtes. Avant de te rencontrer, Zofia, je pensais que les vrais bonheurs de cette terre n'existaient que dans les mauvais bouquins, c’est comme ça, paraît-il, qu'on les reconnaissait. Mais c'est toi qui m'as dit un jour que le pire d'entre nous a toujours des ailes cachées quelque part, qu'il faut l'aider à les ouvrir au lieu de le condamner. Alors donne-toi une vraie chance, parce que si j'en avais eu une avec lui, je peux t'assurer, ma vieille, que je ne l'aurais pas laissé passer. Quant à toi, le grand blessé, si tu lui froisses ne serait-ce qu'une plume, je te refais des points de suture avec une aiguille à tricoter. Et ne faites pas ces têtes-là, quoi qu'il vous faille affronter, je vous défends formellement à tous les deux de baisser les bras, parce que si vous renoncez, c'est le monde entier qui bascule, en tout cas le mien!

La porte claqua derrière elle. Lucas et Zofia restèrent muets. Ils écoutèrent son pas qui claudiquait sur le parquet du salon. De son lit, Mathilde cria:

– Depuis le temps que je te disais qu'avec tes airs de sainte-nitouche tu faisais figure d'ange! Eh bien, maintenant tu peux te les garder tes haussements d epaules, je n'étais pas si conne que ça!

Elle prit l'interrupteur de la lampe posée sur le guéridon et tira le fil d'un coup sec. Le disjoncteur sauta immédiatement. La lumière de la lune filtra au travers des voilages de toutes les fenêtres de l'appartement. Mathilde enfouit sa tête au fond de son oreiller. Dans sa chambre, Zofia se blottit contre Lucas.

Le son des cloches de Grace Cathedral entra par la fenêtre entrouverte de la salle de bains. Le douzième écho résonna au-dessus de la ville.

Il y eut une nuit, il y eut un matin…

Cinquième Jour

L'aube du cinquième jour se levait et tous deux dormaient. La fraîcheur du petit matin portait les senteurs de l'automne par la fenêtre ouverte. Zofia se blottit contre Lucas. En gémissant, Mathilde l'avait sortie de son rêve agité. Elle s'étira et se figea aussitôt en réalisant qu'elle n'était pas seule. Elle fit glisser lentement la couverture et sortit de son lit dans ses habits de la veille. A pas de loup elle gagna le salon.

– Tu as mal?

– Juste une mauvaise position et une violente douleur, je suis désolée, je ne voulais pas te réveiller.

– Ça n'a aucune importance, je ne dormais pas vraiment. Je vais te préparer un thé.

Elle se dirigea vers le coin cuisine et contempla le visage maussade de son amie.

– Tu viens de gagner un chocolat chaud! dit-elle en ouvrant le réfrigérateur.

Mathilde tira le rideau. Dans la rue encore déserte, un homme sortait d'une maison, tenant son chien en laisse.

– J'adorerais avoir un labrador, mais à la seule idée de devoir le promener tous les matins je pourrais me mettre au Prozac en intraveineuse, dit Mathilde en abandonnant le voilage.

– On est responsable de ce qu'on apprivoise et ça n'est pas de moi! commenta Zofia.

– Tu as bien fait de le préciser. Vous avez des plans, petit Lu et toi?

– Nous nous connaissons depuis deux jours! Et puis il s'appelle Lucas.

– C'est bien ce que je dis!

– Non, nous n'avons pas de plans!

– Eh bien, ça ne peut pas rester comme ça, on a toujours des plans quand on est deux!

– Et tu sors ça d'où?

– C'est comme ça, il y a des images de bonheur que l'on n'a pas le droit de retoucher, tu colories mais tu dépasses pas le trait! Alors un et un égalent deux, deux égale couple et couple égale projets, c'est ainsi et pas autrement!

Zofia éclata de rire. Le lait grimpa dans la casserole, elle le versa dans la tasse et remua lentement la poudre de chocolat.

– Tiens, bois au lieu de dire des bêtises, dit-elle en apportant le breuvage fumant. Où as-tu vu un couple?

– Tu es désolante! Trois ans que je t'entends me parler de l'amour, et blablabla. Ils servent à quoi tes contes de fées si tu refuses le rôle de la princesse dès le premier jour de tournage.

– Quelle métaphore romantique!

– Oui, eh bien, va métaphorer avec lui si ça ne te dérange pas! Je te préviens que si tu ne fais rien, dès que cette jambe est réparée je te le pique sans vergogne.

– On verra. La situation n'est pas aussi simple qu'elle en a l'air.

– Tu en as déjà vu, toi, des histoires d'amour qui sont simples? Zofia, je t'ai toujours vue seule, c'est toi qui me disais: «Nous sommes seuls responsables de notre félicité», eh bien, ma vieille, ta félicité mesure dans les 1,85 m pour un petit 78 kilos de muscles, alors je t'en prie, ne passe surtout pas à côté du bonheur, c'est en dessous que ça se passe.

– Ah! c'est vraiment malin et délicat!

– Non, c'est pragmatique et je crois que «félicité» est en train de se réveiller, alors si tu pouvais aller le voir maintenant, parce que là vraiment j'aimerais que tu me fasses un peu d'air, allez, dégage de ton salon, ouste!

Zofia hocha la tête et repartit vers sa chambre. Elle s'assit au pied du lit et guetta le réveil de Lucas. S'étirer en bâillant lui donnait une allure de félin. Il entrouvrit les yeux. Aussitôt son visage s'éclaira d'un sourire.

– Tu es là depuis longtemps? demanda-t-il.

– Comment va ton bras?

– Je ne sens presque plus rien, dit-il en effectuant un mouvement de rotation de l'épaule accompagné d'une grimace de douleur.

– Et en version non macho, comment va ton bras?

– Ça me fait un mal de chien!

– Alors, repose-toi. Je voulais te préparer quelque chose, mais je ne sais pas ce que tu prends au petit déjeuner.

– Une vingtaine de crêpes et autant de croissants.

– Café ou thé? répondit-elle en se levant.

Lucas la contempla, son visage s'était obscurci, il la saisit par le poignet et la tira vers lui.

– Tu as déjà eu l'impression que le monde te laisserait seule derrière lui, la sensation qu'en regardant chaque recoin de la pièce que tu occupes l'espace se rétrécit, la conviction que tes vêtements avaient vieilli pendant la nuit, que dans chaque miroir ton reflet joue le rôle de ta misère sans aucun spectateur, sans que cela ne t'apporte plus aucun sentiment de bien, de penser que rien ne t'aime et que tu n'aimes personne, que tout ce rien ne sera que le vide de ta propre existence?

Zofia effleura du bout des doigts les lèvres de Lucas.

– Ne pense pas comme ça.

– Alors, ne me laisse pas.

– J'allais juste te faire un café.

Elle s'approcha de lui.

– Je ne sais pas si la solution existe, mais nous la trouverons, chuchota-t-elle.

– Je ne dois pas laisser cette épaule s'engourdir. Va prendre ta douche, je vais m'occuper du petit déjeuner.

Elle accepta de bonne grâce et s'éclipsa. Lucas regarda sa chemise suspendue au montant du lit: la manche était maculée d'un sang devenu noir, il l'arracha. Il avança jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit et contempla les toits qui s'étendaient sous lui; la corne de brume d'un grand cargo soufflait dans la baie, comme en réponse aux cloches de Grace Cathedral. Il roula en boule le tissu taché et le jeta au loin avant de refermer le carreau. Puis il fit quelques pas vers le seuil de la salle de bains et colla son oreille à la porte. Le ruissellement de l'eau le réchauffa soudain, il inspira profondément et sortit de la chambre.

– Je vais faire du café, vous en voulez? demanda-t-il à Mathilde.

Elle lui montra sa tasse de chocolat chaud.

– J'ai arrêté les excitants avec le reste, mais j'ai entendu pour les crêpes, alors je me contenterai de dix pour cent du hold-up.

– Cinq pour cent maximum, répondit-il en se rendant derrière le comptoir, et uniquement si vous me dites où se trouve la cafetière.

– Lucas, hier soir, j'ai entendu quelques bribes de votre conversation et il y avait vraiment de quoi se pincer. A l'époque où je me droguais, je ne dis pas… je ne me serais posé aucune question. Mais là, je ne pense pas que l'aspirine provoque des trips pareils, alors de quoi parliez-vous exactement?

– Nous avions beaucoup bu tous les deux, nous devions dire pas mal de bêtises, ne vous inquiétez pas, vous pouvez continuer les antalgiques sans crainte des effets secondaires.

Mathilde regarda la veste qu'il portait la veille, elle etalt suspendue au dossier de la chaise, son dos était criblé d'impacts de balles.

– . Et quand vous prenez une cuite, vous faites toujours une partie de tir aux pigeons?

– Toujours! répondit-il en ouvrant la porte de la chambre.

– En tout cas, elle est plutôt bien coupée pour une veste en kevlar, dommage que votre tailleur n'ait pas renforcé les épaulettes.

– Je le lui ferai remarquer, comptez sur moi.

– Je compte sur vous! Bonne douche.

Reine entra dans l'appartement, elle posa le journal et un gros sachet de pâtisseries sur la table, dévisageant Mathilde seule dans la pièce.

– Quitte à faire Bed amp; Breakfast, autant que personne ne critique la bonne tenue du petit déjeuner, ça pourrait nuire à ma future clientèle, on ne sait jamais. Les tourtereaux sont réveillés?

– Dans la chambre! dit Mathilde en levant les yeux au ciel.

– Quand je lui ai dit que le contraire de tout c'est rien, elle m'a vraiment prise au pied de la lettre.

– Vous n'avez pas vu l'animal torse nu!

– Non, mais à mon âge, tu sais, ça ou un chimpanzé, ça ne fait plus grande différence.

Reine disposait les croissants sur une grande assiette en regardant la veste de Lucas d'un air intrigué.

– Tu leur diras qu'ils évitent le teinturier au bout de la rue, c'est le mien! Bon, je redescends!

Et elle disparut dans la cage d'escalier.