Выбрать главу

Elle fixa les deux traces sombres au bas de la chemise de Sharko, avant de revenir aux yeux du policier.

— Non ! Jamais j’aurais fait ça !

— Si c’est pas toi, c’est qui ?

Sharko n’arrivait pas à l’imaginer autrement qu’en oisillon tombé de son nid. Sa blancheur de talc, ses tatouages sur les bras et à la base du cou — un petit cygne noir aux ailes déployées. Les bords de ses narines et la commissure de ses lèvres portaient les stigmates de piercings, qu’elle ôtait sans doute au travail pour éviter qu’un consommateur ne se casse une dent en croquant une saucisse. Il remarqua également des coupures au niveau des poignets et plus haut, sur les avant-bras. Volontaires ? Tentative de suicide ? Jeux pervers avec Ramirez ?

— Une femme. C’était une femme.

Franck eut l’impression qu’une grosse vanne venait de s’ouvrir sous ses jambes et qu’il se vidait de son sang comme les bêtes de l’abattoir. À ce moment précis, il avait envie de la prendre à la gorge et de serrer, serrer… Nicolas se redressa, geste contrebalancé par Sharko qui, lui, s’accroupit.

— Explique.

— Avec Julien, on était dans sa chambre, ce soir-là. Il m’avait attaché une main au lit, et avec l’autre… Enfin vous voyez, quoi…

— On croit deviner, oui.

— Il a entendu frapper une première fois à la porte d’entrée, il devait être dans les 22 h 30. Il est allé dans la salle de bains pour regarder par la fenêtre. Il a pas vu grand-chose, il faisait noir, mais visiblement, c’était une femme qui avait des problèmes avec sa voiture. Il a pas ouvert. Je me souviens qu’il a dit un truc du genre : « Fallait tomber en panne ailleurs, connasse. »

Franck essuya une goutte de sueur qui lui coulait dans l’œil. Il transpirait comme s’il passait sur le gril. Et Nicolas qui se tenait debout juste au-dessus de lui…

— Ensuite ?

— On a… On a continué, on a baisé. Puis… Puis… je sais pas, ça s’est passé peut-être cinq ou dix minutes plus tard. Quelqu’un est entré dans la maison par-devant. Julien, il a pris un flingue qui était caché dans un placard. Je savais pas qu’il… qu’il avait une arme chez lui.

Nicolas lui plaqua la photo d’un HK P30 devant les yeux.

— Ce genre d’arme ?

— Oui, peut-être, j’en sais rien du tout, il faisait noir, je vous dis. Il est descendu en silence. Il m’avait laissée attachée au lit, j’ai pas bougé, j’avais la frousse. Et puis… C’est là que j’ai entendu des cris. Ceux d’une femme. Peut-être celle qui avait frappé à la porte dix minutes plus tôt, j’sais pas. C’était… comme s’ils se battaient. Ensuite, il y a eu le coup de feu.

Elle resta figée, les yeux dans le vide, puis porta les mains à ses tempes. Le cœur de Sharko pompait si fort qu’il gonflait sa carotide. Et cette sueur, qui imbibait ses sourcils.

— J’ai réussi à récupérer la clé des menottes. Et je me suis tirée par la fenêtre avec les fringues dans les bras, j’ai même perdu une godasse. J’ai couru à travers les bois, longtemps. Puis… Puis j’ai rejoint la route et un automobiliste m’a ramenée chez moi. J’avais le pied et le poignet en sang… Ce type, j’ai encore sa carte, il m’a dit que je pouvais l’appeler en cas de besoin. La carte est dans mon appartement, vous pourrez vérifier. Je vous mens pas.

Elle fixa le sol, les deux mains sur le front, et garda le silence.

— Combien de coups de feu t’as entendus ? demanda Nicolas.

— Un… Un seul.

Le premier tir, le Pébacasi, songea le flic. Celui dont il cherchait désespérément l’impact.

— Tu sais d’où il provenait ? Salon ? Cuisine ? Cave ?

— Je… Je sais pas… J’avais jamais entendu de coup de feu de ma vie.

— À ton avis, qui a tiré ? La femme ou lui ?

— Elle. Pour la simple et bonne raison que Julien n’est jamais remonté dans la chambre. Moi, j’étais tétanisée, j’avais peur de bouger et de faire du bruit. J’ai dû mettre cinq ou dix minutes pour tirer le lit sans que ça grince, récupérer la clé et me défaire de ces fichues menottes.

— Cette femme, comment elle est entrée ?

— C’est ça que je comprends pas. Julien, il était plutôt du genre parano, il fermait toujours à double tour. J’ai pas entendu de bris de vitre. Cette femme, elle avait forcément la clé.

— Tu l’as vue ? Entendue ?

Elle secoua la tête.

— Non.

Sharko ne montra pas son soulagement et poursuivit le feu roulant de ses questions.

— Et qu’est-ce qu’elle a fait ensuite ?

— Je peux pas vous dire… Je crois pas qu’elle soit ressortie. Le dernier truc que j’ai entendu avant de me tirer, c’est une sonnerie de téléphone. Je me souviens de l’heure exacte, parce que j’avais le radio-réveil sous le nez : il était 22 h 57. Et cette sonnerie, c’était pas celle du portable de Julien.

Wagner, La Chevauchée des Walkyries, avait forcément résonné plein pot dans la maison de Ramirez. Tous les flics de l’étage connaissaient la sonnerie du portable de Lucie. Sharko se redressa dans une grimace et fixa Nicolas.

— J’ai une crampe.

Il ne mentait pas, son mollet lui brûlait, mais la douleur physique n’existait pas par rapport à ce qu’il ressentait à ce moment-là. Ça pouvait être la fin de son histoire, ici, maintenant. Celle de Lucie, de ses enfants. Il suffisait qu’elle évoque Wagner.

— Tu sues beaucoup, si tu te sens mal, tu peux sortir, proposa Nicolas.

Sharko alla s’asseoir sur le bord du bureau en boitillant, avec la sensation que son corps menaçait de tomber en morceaux. Il s’essuya le front avec la manche de sa chemise.

— Ça va passer.

Bellanger prit sa place devant la jeune femme.

— Une sonnerie, tu dis. Laquelle ?

— Je serais bien incapable de la citer exactement. Je me souviens de m’être dit que je l’avais déjà entendue quelque part, peut-être à la radio ou à la télé… en matant un film. Mais… c’est tout ce que je me rappelle, je n’ai même plus l’air en tête. Ça va peut-être me revenir.

Apocalypse Now, songea Sharko si fort qu’il eut l’impression que le monde entier pouvait l’entendre. Jamais le film n’avait aussi bien porté son nom. Cette crétine inculte ne savait plus, et sa mémoire défaillante venait de lui sauver temporairement la vie.

— Pourquoi t’as pas prévenu la police ?

— J’ai eu peur ! Peur des flics, peur qu’elle me retrouve et qu’elle me tue moi aussi ! Julien, je le connaissais pas vraiment, je savais pas dans quoi il trempait. On… On baisait de temps en temps, c’est tout.

— Tu baisais de temps en temps… Pour les chats enterrés, ceux-là mêmes que t’allais chercher à la SPA, t’étais peut-être pas au courant non plus ?

Silence, lèvres verrouillées. Elle renifla et frotta son nez du dos de la main sans répondre.

— Qui nous dit que tout ce que tu racontes est vrai ? Et si la femme, c’était toi ? Et si c’était toi qui l’avais descendu, et que t’avais tout mis en scène pour te disculper ?