Le chien ressurgit et essaya de se faufiler sous un meuble. Jules et Adrien continuaient leur traque acharnée dans un concert de cris. Franck les couva d’un regard tendre, soudain déconnecté du monde. Lucie ne le quittait pas des yeux. L’homme qui se tenait devant elle donnait l’impression d’avoir un interrupteur au fond de la tête, capable de le faire instantanément basculer du noir au jour. Franck avait été schizophrène par le passé. Ces maladies-là ne disparaissaient jamais en totalité de l’esprit, elles s’y accrochaient comme des teignes, et il devait bien rester, au fond de son cerveau, une petite forêt de neurones défectueux.
— Faudra que je répare Poupette, fit-il. Pour eux. Leur héritage, tu comprends ?
— Tu as dit « la première fois », répliqua Lucie, la gorge serrée.
Franck acquiesça. Les os de ses mâchoires roulaient sous ses tempes. Il s’assura que les enfants soient hors de portée de voix puis lâcha :
— Il y en a eu deux autres.
Lucie reçut un vrai choc mais s’efforça de ne pas bouger. Sharko mettait son cœur sur la table, lui révélait ses plus intimes secrets. Il lui racontait le pire et, pourtant, jamais il n’avait paru aussi humain, aussi fragile. Avoir éliminé des ordures, les avoir empêchées de torturer, de tuer faisait-il de lui un homme mauvais ? Un père indigne ? Un assassin ? Combien de fois Lucie avait-elle pensé comme lui, combien de fois avait-elle eu envie d’aller au bout, de presser la détente face à des violeurs, des pédophiles qui vous riaient au nez et vous disaient, en présence de leur gamine de 10 ans, au beau milieu d’une salle d’audition : « J’ai attendu son dixième anniversaire pour lui faire sa fête… » ?
Mais elle n’avait jamais osé, là reposait sans doute sa différence fondamentale avec lui. Franck n’avait jamais volé un centime, touché à un gramme d’une quelconque drogue ni été corrompu de quelque façon que ce soit. Un flic intègre, droit dans ses bottes, mais qui marchait en permanence sur une terre fragile, celle des émotions à fleur de peau, celle où le père se trouve face au tueur d’enfants, celle où le citoyen affronte le bourreau responsable des pires tortures, celle où l’homme, en définitive, chasse le flic et devient un loup pour lui-même.
Mais il avait tué, lui aussi. Trahi son serment.
Un policier avait-il le droit de redevenir un homme dans l’exercice de ses fonctions ?
Franck avait tranché.
Au bout de quelques minutes, il avait tout craché, jusqu’au dernier mot poussiéreux enfermé depuis trop longtemps au fond de lui. Épuisé, vidé de ses forces comme après un marathon, il se leva jusqu’au bar pour se servir un verre d’alcool.
— Je ne suis pas un tueur de tueurs ni un justicier. Je n’ai pas de message à transmettre. Ce n’est même pas de la vengeance ni de la colère. Enfin si, parfois un peu. Mais ce sont surtout, chaque fois, des concours de circonstances. La possibilité d’aller au bout, d’écraser un parasite pour qu’il ne trouve plus de victime sur qui s’accrocher. Moi, j’ai fait mon choix, et je ne le regrette pas. Après tout ça, je comprendrais fort bien que… que ma demande en mariage soit compromise.
Deux bras menus se serrèrent autour de son torse. Lucie posa la joue contre son dos.
— Je crois que je vais l’aimer, ce petit chien roux, tout compte fait. Et je le vois bien sur notre future photo de mariage, aux côtés des garçons.
Franck se retourna et ils s’étreignirent longtemps, sans un mot. Juste des regards tendres, des larmes mêlées aux sourires complices. Ils s’étaient connus dans la douleur, la mort, comme d’autres se rencontrent dans la légèreté. Et les journées noires qu’ils traversaient en ce moment n’étaient que la combustion d’un amour bâti sur le négatif du bonheur. Il lui avait avoué l’inavouable et pourtant, cette nuit-là, elle l’aima comme elle ne l’avait jamais aimé.
Quand les enfants furent couchés, le chien enfermé dans la cuisine, ils se perdirent dans les draps, leurs corps brûlants enlacés jusqu’à l’épuisement. Ces confessions avaient été comme une libération, un éclair dans la nuit qui, certes, n’ôtait rien à leur culpabilité — elle était comme une toile d’araignée accrochée au fond de leur tête —, mais qui l’anesthésiait. À la lueur d’une veilleuse, Lucie reprenait son souffle et Franck le buvait, son verre de whisky, assis à même la moquette, le dos arrondi. Il écoutait les plaintes du jeune chien qui allait devoir se faire à sa nouvelle vie.
— Faut qu’on lui trouve un nom, à ce chien.
— Janus… Appelons-le Janus.
La réponse était sortie comme une évidence de la bouche de Lucie. Janus, le dieu romain des commencements et des fins. L’être aux deux visages opposés, l’un tourné vers le passé, et l’autre vers le futur.
Sharko approuva.
— C’est bien, Janus. Oui, j’aime bien.
Il resta ainsi un long moment, sans bouger, à observer son glaçon fondre dans le verre. Lucie se faufila dans sa nuisette et vint s’asseoir à ses côtés. Elle lui prit le verre des mains et le porta à ses lèvres.
— Merci, mon amour… de ta confiance.
— Ça va être dur de te plaquer avec tout ce que tu sais à présent. En cas de divorce, t’auras un paquet d’arguments contre moi.
— Tu ne seras pas en reste non plus.
Ils échangèrent un sourire. Lucie but une nouvelle gorgée.
— Jusqu’à présent, on n’a eu que de la malchance contre nous. La douille perdue, la présence de cette femme, cette histoire de poudre… Les choses vont forcément changer en mieux. Je vais être plus forte, je te promets.
— Je sais, Lucie. Il y a deux derniers petits trucs que tu vas devoir ajouter à ta liste. Le premier, c’est que Nicolas sait que le tueur de Ramirez est entré chez lui avec une clé, mais ça n’implique pas grand-chose dans ses déductions. Et le second, et ça, c’est beaucoup plus grave : ta sonnerie de portable. Mayeur l’a entendue.
— Mon Dieu.
— Mais elle ne l’a pas reconnue, elle ne se souvient même plus de l’air. On peut sans doute placer ça du côté « chance », dans la balance. Changer de sonnerie attirerait l’attention. Alors, à partir de maintenant, tu mets ton téléphone sur vibreur.
Il lui caressa le visage.
— On a affronté le plus dur. On n’a plus qu’à maintenir le cap. Treize personnes ont versé des larmes de douleur dans des éprouvettes, et on ne pourra pas empêcher Nicolas et les autres d’avancer. Alors, autant se ranger de leur côté et essayer de comprendre qui était ce type. Plus on s’enfoncera dans l’histoire de Ramirez, plus on s’éloignera de la nôtre. Nicolas et Manien vont interroger Mayeur toute la nuit, on en saura plus demain. Je vais partir au petit matin, tu me rejoindras une fois qu’on l’aura libérée, vers 11 heures. Après tout, on sera samedi.
Ils finirent le verre à deux, puis se couchèrent et éteignirent la lumière. Il était presque 2 heures.
— Franck ?
— Hum…
— Cette musique, elle va bien finir par lui revenir.
Franck grimaça dans le noir. Il y avait pensé, évidemment. Pour une fois, il n’avait pas encore la parade et espérait que la nuit lui porterait conseil.
29
Nicolas avait l’air de revenir d’une guerre des tranchées lorsque Franck le retrouva à la machine à café, tôt le lendemain matin. Chemise en vrac, tignasse grasse et des cernes à faire pâlir de honte Al Pacino dans Insomnia. Il déchira l’emballage d’une capsule, l’inséra dans la machine et déposa de la monnaie dans une coupelle.