Les métamorphoses. Le terme frappa l’esprit de Sharko. Ramirez en avait parlé à plusieurs reprises avec Mélanie Mayeur. Le policier eut beau se replonger dans l’article, il ne trouva pas l’explication de cette phrase mystérieuse.
Ça valait le coup de rencontrer cette Danny Bonnière, d’autant plus que le papier signalait qu’elle utilisait aussi le sang animal, et plus particulièrement celui, bleu foncé, des limules, pour dessiner ses œuvres à la plume de paon et les exposer ensuite dans les musées d’art contemporain. Une vraie mine d’or, semblait-il, cette artiste. Pour la première fois depuis le début de l’enquête, Sharko sentit le goût acide de la traque sur ses lèvres et en vint, durant quelques minutes seulement, à oublier ses propres soucis.
Après des coups de fil bien ciblés, il obtint un rendez-vous avec Bonnière, qui vivait à Pantin et acceptait de le recevoir dans les meilleurs délais.
37
Lucie avait pris un taxi pour couvrir les cinq kilomètres qui la séparaient de l’Océanopolis. Avant d’entrer dans le centre, elle longea la rade et observa la mer d’Iroise, cette étendue d’eau bien particulière qui séparait la Manche de l’océan Atlantique.
Des nuages s’arrachaient au ciel tourmenté comme l’écume à la mer, s’étiraient à la verticale et s’aplatissaient dessous, telles des enclumes géantes inversées. Elle était une fille de la côte d’Opale, née à Dunkerque, et perdre son regard au loin, dans ces immensités blanc et bleu, l’avait toujours apaisée, même dans les pires circonstances. Le sel, l’air marin, les rires mesquins des mouettes, il suffisait de s’asseoir là, au bord de la jetée, et de fermer les yeux. Elle éprouvait un besoin vital de s’évader.
La sonnerie de son téléphone la sortit de sa quiétude temporaire. Lucie regrettait parfois l’existence de ces appareils qui, paradoxalement, entravaient toute forme de communication. Sa tante l’appelait. Bon Dieu, qu’est-ce qu’elle voulait ? Elle hésita, et finit par répondre.
— J’ai vu à la télé ! Il paraît que vous avez découvert treize corps dans les Yvelines ? On parle d’un tueur qui serait mort après avoir enterré tous ces cadavres. C’est Ramirez, hein, Lucie ? Anatole ne s’était pas trompé, c’est de ce salopard qu’il est question ? Est-ce que vous avez retrouvé Laëtitia parmi les victimes ?
Lucie se redressa soudain et s’isola des promeneurs, le murmure aux lèvres.
— Tu ne dois pas parler de ça, tu ne dois pas prononcer ces mots ! Tu es seule, au moins ?
— Oui, oui, bien sûr, je suis chez moi. Dis-moi juste si vous…
La voix de Régine vibrait de panique, comme si Laëtitia était sa propre enfant. Lucie essaya de ne pas basculer dans l’hystérie à son tour. Elle devait à tout prix calmer sa tante.
— Écoute-moi bien. Tu n’aurais jamais dû m’appeler. Franck est venu te voir, il t’a bien expliqué qu’on ne devait plus être en contact ces jours-ci, qu’il ne devait plus être question de Ramirez. Tu as déjà oublié ?
— Non, mais…
— Je vais te le répéter : quand je suis entrée chez Ramirez avec la clé que tu m’avais donnée, il était déjà mort. Il a dû y avoir un règlement de comptes. J’ai fui sans rien dire à personne, parce que j’aurais eu des ennuis. Si tu parles de moi, de Laëtitia ou de Ramirez à quiconque, je suis fichue, tu comprends ça ?
— Mais tu n’as rien fait et…
— J’étais chez Ramirez de façon illégale, bon sang ! Je me suis retrouvée face à son corps et je n’ai pas prévenu la police ! J’enquête sur lui et je suis obligée de faire comme si je ne l’avais jamais vu ! Je ne peux pas parler non plus de Laëtitia ! Tu t’en rends compte ? Je suis en permanence sur le fil du rasoir.
Un long silence.
— Je ne veux plus jamais que tu parles de ça, à personne. Les noms de Ramirez ou de Laëtitia ne doivent jamais franchir le seuil de tes lèvres. Je vais devoir te laisser. C’est moi qui te contacterai désormais.
— Attends ! Lucie, attends. Dis-moi juste si Laëtitia faisait partie des corps. C’est tout ce que je te demande. Dis-moi juste ça.
Lucie comprit, à cet instant, qu’elle ne se sortirait jamais de ce cauchemar.
— Pour que t’ailles le répéter à la famille d’accueil dès que j’aurai raccroché ? Tu les vois plusieurs fois par semaine à l’association du Téléthon, tu… tu n’arriveras pas à tenir ta langue. Oublie Laëtitia, je t’en prie, ou c’est ta propre nièce que tu vas envoyer en prison.
Lucie coupa la conversation sans attendre de réponse, sur les nerfs, avec l’envie folle de hurler face à la mer, là, maintenant, de toutes ses forces. Elle s’emplit les poumons d’iode avant de se diriger vers l’Océanopolis. Il fallait continuer à mener l’enquête, coûte que coûte, histoire de s’occuper l’esprit, sinon elle allait devenir dingue.
Elle était devant le bâtiment quand un SMS de Nicolas arriva.
Je savais bien qu’on finirait par trouver. On sait où a eu lieu le premier tir, on était passés tout près tous les deux, quand on est retournés chez Ramirez ! L’impact Pébacasi est dans le plafond de la cave !
38
Ce fut le reflet de Lola Pinault que Lucie découvrit en premier. La veuve fixait l’aquarium des requins sans bouger, les deux mains crispées sur la bandoulière de son sac en cuir noir. Les squales circulaient comme de gracieuses torpilles, semblant déjouer les lois de la physique. Les portes de l’Océanopolis fermaient dans une demi-heure et, en cette fin d’après-midi de septembre, le calme régnait dans le centre. Les grandes vacances n’étaient plus qu’une brume lointaine, chacun avait regagné l’usine, son bureau d’écolier ou son ordinateur.
Les deux femmes se serrèrent la main. Pinault avait insisté pour rencontrer Lucie ici, sur les lieux du drame. La poigne était ferme, malgré un physique sec et longitudinal comme celui d’un phasme.
— C’est un collègue à vous qui m’a appelée, fit Pinault. Il m’a juste dit que vous vouliez me parler de la mort de mon mari. Que se passe-t-il ? Pourquoi venir de si loin, six mois après ? Pourquoi la police parisienne ?
Lucie se concentra. Il fallait absolument qu’elle oublie sa tante, Nicolas, qu’elle s’échappe du tourbillon noir qui grossissait dans sa tête. Retrouver ses instincts de flic.
— Willy Coulomb, qui était venu vous voir au début du mois d’août, est mort. On l’a assassiné.
Un temps, comme si elle allait rechercher l’identité au fond de sa mémoire.
— Assassiné ? Mon Dieu… De quelle façon ?
— C’est un dossier en cours, je ne peux malheureusement pas vous donner tous les détails.
— Et vous pensez que c’est lié à ce qui s’est passé ici ?
— Je ne serais pas là, sinon. En plus du meurtre, sa maison a été visitée. Son ordinateur et toute sa documentation ont disparu. Alors oui, il y a un lien, seulement on ignore lequel. J’aimerais que vous me racontiez tout ce que vous savez. Sur le drame, sur Willy Coulomb…
Pinault se tourna vers l’aquarium et fixa les squales. Elle dépassait son interlocutrice d’une demi-tête, en dépit de ses chaussures plates à semelles de crêpe.
— Je n’étais pas là quand l’accident s’est produit, Dieu merci. Je ne sais pas comment j’aurais réagi. Lui d’un côté d’une vitre, moi de l’autre, impuissante, à le voir se faire mettre en pièces. Vous savez tout de même ce qui s’est passé, je suppose.