— Que voulait-il ?
— Il était là, comme vous, il voulait comprendre comment Thomas en est venu à ne plus avoir peur des squales. Je lui ai dit la même chose qu’à vous : je n’en savais rien. Il s’est focalisé sur l’accident de bus, c’était ça qui semblait l’intéresser.
— Précisez.
— Il m’avait demandé la date, le lieu. Je lui ai même donné une photo où on pose tous devant le bus. Puis il est parti, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui. Jusqu’à aujourd’hui…
— Cet accident de bus, vous pouvez m’en parler ?
— Vous trouverez sur Internet, il y a eu des articles. Tapez « août 2013, accident bus Foix ». Foix, la ville, bien sûr. C’est par là qu’on s’est plantés. Un pneu qui éclate en descente et fait tout partir en vrille. Le chauffeur a eu le réflexe de braquer côté montagne, sinon, on serait tous morts. Rien d’autre à raconter. Un truc terrible, mais ordinaire.
Lucie nageait dans le flou. Difficile de comprendre les motivations du jeune homme à venir ici, à mentir sur la véritable raison de sa visite. Une fois dehors, elle remercia son interlocutrice et lui demanda de lui envoyer tout ce qu’elle pouvait au sujet de ce voyage en Espagne, même si elle ignorait ce qu’elle ferait de ces informations. Lola Pinault lui fournirait les données dans la soirée.
— Si vous trouvez quoi que ce soit, surtout, dites-le-moi, annonça enfin la veuve. Tout a été tellement brutal.
Lucie le lui promit. Restait encore une heure et demie à tuer avant le train pour Paris. Elle retourna sur la rade et observa le soleil qui commençait à brûler la mer de son rouge fougueux. Qu’avait vraiment cherché Willy Coulomb en se rendant ici ? Et qu’est-ce qui avait pu pousser une personne phobique des squales à jouer les marioles entre les remparts d’émail ?
Lucie allait repartir de Bretagne avec davantage de questions qu’à son arrivée.
Et elle détestait ça.
39
L’un des tableaux emballé sous le bras, Sharko frappa en cette fin de journée à la porte d’un loft à proximité de la Maison Revel, le centre de ressources des métiers d’art de Pantin. La ville abritait en effet nombre de designers, créateurs, artisans, qui exprimaient leur talent dans tous les domaines possibles et imaginables, de la verrerie à l’impression 3D d’objets façonnés par la voix.
Lorsqu’il la vit, Danny Bonnière lui fit penser à la primatologue Jane Goodall arrachée à sa jungle. Cheveux gris en queue-de-cheval, short et tee-shirt jaune savane, pieds nus et de longues mains osseuses ; il lui manquait juste le chimpanzé. Sharko l’avait imaginée plus jeune sur les photos, mais elle arborait une bonne cinquantaine.
Après quelques mots, elle l’invita à entrer dans son atelier, fragment de forêt vierge sous une immense verrière cernée des hauts murs voisins. Palmiers, bananiers, yuccas poussaient en pagaille, devant un espace réservé à la création, encombré de pinceaux, de planches de travail, de pots colorés. Des bois de cerf ornaient un casque de vélo, des queues de félin en textile ou encore des chaussures aux allures de pattes de chat pendaient par des fils invisibles. Sur la gauche, masques, fétiches, armes tribales occupaient les murs.
— Café ? Thé ?
— Café, s’il vous plaît. Noir, sans sucre.
— Guatemala ? Brésil ? Costa Rica ?
— Euh… Comme vous voulez. Tant que c’est du café.
Franck s’approcha de l’atelier et posa son tableau contre un pied de table. Il observa les fameuses toiles au sang bleu de limule, exposées sur des chevalets. Ces œuvres d’une précision folle dégageaient un magnétisme tellurique. Bonnière peignait des animaux, surtout des mammifères. Le flic s’orienta vers la droite, doubla de longs vers qui gesticulaient dans un aquarium au fond sablonneux, remarqua une multitude d’ouvrages sur le sang, son histoire, ses mythes, s’interrogea sur de curieuses échasses : la bio-artiste travaillait sur des prothèses qui ressemblaient à des pattes de cheval.
— C’est pour la prochaine performance que je réalise juste avant Noël, fit-elle en lui tendant sa tasse. Cette fois, je vais me produire en Suisse pour éviter les problèmes que j’ai rencontrés ici, en France, avec In the Mind of a Wolf.
Elle parlait avec une exquise lenteur, comme sous l’emprise de drogues exotiques. Sharko l’imaginait bien vivre avec les chamans au cœur des forêts vierges, au gré des incantations et des rituels. Et pourtant, jamais il ne lui semblait avoir croisé un regard aussi clairvoyant. Sous la lumière de la verrière, ses iris d’un bleu de lagon le transperçaient.
Le flic eut envie de prendre son temps. S’approprier cet univers dément dont il ignorait l’existence quelques heures plus tôt. Il sentait que des réponses pouvaient jaillir des lèvres de l’artiste.
— Et en quoi cette performance consistera-t-elle ?
— Je m’injecterai le sérum du sang de cheval et resterai allongée une dizaine de minutes, sous surveillance, pour être certaine que tout se déroule comme prévu et qu’il n’y aura pas de choc anaphylactique. Le public assistera à l’intégralité de la performance, bien sûr. D’abord par l’intermédiaire d’une caméra puisqu’il sera dans la pièce voisine avec Luxor, puis en live.
— Luxor ?
— La jument. J’ai préféré une femelle, cette fois.
Elle s’empara de l’une des prothèses, désigna l’endroit où elle enfoncerait son pied. À voir les éléments accrochés au plafond, elle s’était probablement déjà glissée dans la peau d’un chat, d’un cerf, d’un oiseau…
— J’enfilerai ensuite cette paire de prothèses pour faire plusieurs tours de la salle avec la jument, nous serons pile à la même hauteur, en parfaite synchronicité. Puis je m’allongerai de nouveau. Là, le biologiste me fera une prise de sang, mettra en évidence les marqueurs des antigènes du corps humain témoignant de la présence d’un corps étranger équin en moi, puis lyophilisera le sang grâce à ses machines, toujours devant le public. Chaque observateur pourra alors repartir avec un peu de poudre de mon sang placée dans un écrin métallique. Une sorte de reliquaire, contenant du sang de centaure, mélange parfait d’humain et d’animal. Fin de la performance.
Sharko trempa les lèvres dans son café. Ou cette femme avait une case en moins, ou il n’y comprendrait jamais rien à l’art. Sans doute un peu des deux.
— Je sais ce que vous pensez, lui dit Bonnière avec un sourire. Que je suis folle.
— J’essaie de comprendre le but, c’est tout.
— Vous êtes policier, terre à terre, c’est normal. Mais l’art a toujours eu pour vocation de transgresser. Quand j’utilise un limule pour peindre, je transgresse car j’ai tué un être vivant et précieux, mais ce limule s’exprime bien plus par mes œuvres et, quelque part, à travers mes tableaux, il défend la cause de tous les autres limules. Je travaille sur et avec le vivant, je crée de la communication avec lui. Vous comprenez ?
Sharko acquiesça sans conviction, puis désigna les différents ouvrages.
— Vous êtes une spécialiste du sang, à ce que je vois.
— Un hématologue serait plus qualifié que moi, mais disons que je m’intéresse à son histoire. J’aime le toucher, le sentir et l’utiliser pour peindre. Le sang bleu des limules attire l’œil comme un aimant. Bleu, car il est principalement composé de cuivre, et non de fer comme notre hémoglobine humaine. C’est un animal extraordinaire. Cinq cents millions d’années d’existence, ils ont survécu à dix-sept âges glaciaires et aux extinctions massives. Vous savez combien coûte un quart de litre de leur sang ? Plus de 10 000 euros. De l’or bleu, qui intéresse les laboratoires pharmaceutiques, car il est capable de tuer tous types de virus, le limule ne possédant pas de système immunitaire. Moi, je peins avec, ce qui m’attire pas mal la foudre des écolos.