Le mélange des sangs, la transfusion… Le discours était décalé, parfois lunaire, mais il parlait à Sharko. Ramirez avait bu le sang de ses victimes ou s’en était même injecté pour ressentir ce que ses proies ressentaient avant de mourir. Absorber leur énergie, mais aussi leur souffrance. Fusionner avec elles.
— Une dernière chose : si je vous dis injection d’humain à humain, en dehors des transfusions en hôpital évidemment, ça vous évoque quoi ?
Elle eut un geste de repli et considéra Sharko presque avec colère.
— Je vous parle de transgression, pas de folie ! Le but du bio-art n’est pas de jouer avec la mort. Le sang de loup que l’on m’a injecté a été nettoyé des immunoglobulines incompatibles avec l’être humain, ce sera pareil pour celui du cheval. Je me prépare depuis plusieurs mois en m’injectant, toujours sous la surveillance du laboratoire, de petites doses qui stimulent mes anticorps. Tout est contrôlé. Il n’y a pas de réel danger.
— On peut imaginer des bio-artistes encore plus extrêmes… qui briseraient les limites et toutes sortes de tabous. Qui, eux, joueraient avec la mort.
— Peut-être, tout peut exister, vous le savez mieux que moi. Mais ça n’est pas mon truc, désolée.
Sharko la remercia pour le café, reprit le tableau et regagna la sortie, avec le nom de Mev Duruel à l’esprit. Une schizophrène…
Il rentra au 36, la tête farcie d’interrogations. Alors qu’il expliquait ses découvertes à son chef, il se demandait en quoi une artiste atteinte de maladie psychique et enfermée entre quatre murs pouvait être au cœur de toute cette histoire. Et comment, depuis son hôpital, elle avait pu conduire Coulomb vers la mort.
40
20 h 40. Éclairé par l’ampoule faiblarde, Nicolas était assis, seul, dans la cave de Ramirez, une bière tiède entre les jambes et les différents dossiers de l’affaire étalés devant lui. La satisfaction du travail bien fait lui donnait du baume au cœur. C’était lui qui avait insisté pour rechercher le premier impact, le Pébacasi. Et il se nichait là, dans la diagonale de son regard, un mètre cinquante au-dessus de sa tête. Nicolas s’était fait une joie d’appeler Manien pour lui annoncer sa trouvaille.
Grâce à cet impact, Bellanger pouvait désormais se refaire un film assez précis du scénario du 20 septembre. Il avait tout consigné avec soin sur son Moleskine, page après page.
Tout avait démarré aux alentours de 22 h 30. D’après Mélanie Mayeur, une femme avait frappé à la porte d’entrée de la maison. Ramirez s’était levé sans un bruit, avait observé avec discrétion par la fenêtre de la chambre. Une fois revenu auprès de Mayeur, il avait parlé d’une femme dont la voiture était tombée en panne. Il n’avait pas ouvert. Cette inconnue était revenue dix minutes plus tard et avait pénétré dans la maison avec la clé d’entrée, dont elle possédait un double.
Nicolas s’envoya une gorgée d’alcool, tirant deux déductions. La première, Ramirez ne connaissait pas Pébacasi, sinon il n’aurait pas dit, selon les propos de Mayeur : « Fallait tomber en panne ailleurs, connasse. » Et la seconde, Pébacasi avait voulu s’assurer de l’absence du propriétaire pour entrer dans la maison avec la clé. Elle ne voulait pas l’affrontement avec Ramirez, mais cherchait plutôt quelque chose. Quoi donc ? Pouvait-il s’agir des tableaux de sang récupérés par Sharko ? Du calque avec les points ? De la fresque des diables ? Était-elle en relation avec l’une des victimes ? Cherchait-elle des preuves de la culpabilité de Ramirez ? Toujours est-il qu’elle s’était aventurée à la cave. Pendant ce temps, Ramirez s’était emparé de son HK P30 et avait circulé à pas de loup. Il avait dévalé l’escalier glissant et s’était retrouvé face à face avec Pébacasi. Et là…
Le flic leva les yeux vers le plafond.
— Un accident. C’était un accident, et non une exécution. Tu ne cherchais pas à le tuer en pénétrant chez lui. Tu voulais l’éviter, au contraire.
Il nota le mot sur son carnet et l’entoura. L’accident était l’hypothèse la plus probable. Quoi d’autre pouvait expliquer cet endroit incongru où s’était logée la première balle ? Nicolas se leva et se mit à gesticuler, tel un comédien qui rejoue une scène avant le tournage. Ramirez était arrivé par surprise, mais il n’avait pas utilisé son arme. Il était vif, musclé, jeune. Sans doute avait-il pensé avoir le dessus. Une lutte s’était engagée, les deux avaient roulé au sol.
Nicolas posa sa bière et s’accroupit, visage orienté vers le plafond. Il imaginait : Ramirez dessus, elle dessous… Elle avait pointé son arme sur la gorge et avait tiré. Mais pourquoi ne pas tout laisser en plan et prendre la fuite ? Pourquoi ce besoin de déguiser l’accident en meurtre ignoble ?
Nicolas se mit à aller et venir, se réchauffant le fond de la gorge avec l’alcool. Un peu flottant, il se sentait bien, ici, dans ces profondeurs, à réfléchir. Il redoutait déjà le moment de rentrer, quand les visages des cadavres découverts la veille viendraient le hanter.
Donc, Pébacasi avait décidé de rester. Son téléphone avait sonné, à 22 h 57 précises. Mayeur était encore à l’étage, elle avait entendu les sonneries mais n’avait rien dit. Puis elle s’était sauvée par la fenêtre en silence, tandis que Ramirez, déplacé au fond de la cave, recevait une seconde balle à travers la gorge, tirée avec sa propre arme.
Nicolas cueillit dans un dossier des photos de la cave avant nettoyage, ainsi que des gros plans du cadavre, qu’il scruta pour la énième fois. Ramirez avait été charcuté et fourré aux sangsues comme un bon far breton. Pébacasi avait le cœur bien accroché et une imagination remarquable. Pensait-elle déjà aux flics quand elle avait agi ? Cherchait-elle à les déstabiliser ? Leur faire croire qu’elle était perverse alors qu’en fait elle avait tout fait pour ne pas croiser Ramirez ?
Nicolas revint au niveau du premier impact. Pébacasi avait voulu détourner leur attention, les éloigner du premier tir. Elle n’était pas née de la dernière pluie, avait replacé le corps exactement dans la même position.
Il fixa l’espace du fond, il sentait que les réponses étaient juste là, suspendues au-dessus de sa conscience. Soudain il se figea devant l’un des murs. Puis il retourna fouiller dans les dossiers. Il en sortit l’impression couleur du pistolet HK P30 et l’observa avec attention.
— Bingo !
Il alla se mettre à la place du mort, imagina la position exacte du tueur, face à lui. Puis se redressa et, son Sig Sauer en main, prit la position assassine : à genoux, face au cadavre imaginaire, l’arme bien droite.
Il se souvenait de la remarque faite à Sharko, le soir de la découverte du corps : seule une fenêtre d’éjection à gauche pouvait expliquer la présence de la douille au milieu d’un entassement de briques, juste derrière lui. Dans ce cas, le tube en étain aurait percuté le mur de gauche très proche, puis rebondi vers l’arrière. Problème : la fenêtre d’éjection de tous les HK P30 se situait sur la droite, comme sur son Sig Sauer.
Nicolas remonta en quatrième vitesse, récupéra des boules Quiès dans le coffre de sa voiture — il y stockait aussi une brosse à dents, des Coton-Tige, un peigne et un pack entamé de douze bières —, redescendit à la cave et reprit sa position, une fois les oreilles bouchées. Il visa le trou dans le mur, ferma un œil et ouvrit le feu. La douille fila sur la droite, bondit sur le sol et n’atteignit même pas le mur proche de l’entrée. Même avec le capharnaüm le soir de la mort de Ramirez, impossible que la douille se retrouve derrière lui, au niveau des briques.