Sharko s’avança et lui montra la photo de Ramirez.
— Ce type ?
— Oui, c’était lui, le fossoyeur. Il venait nous voir, de temps en temps, et nous observait avec son air de pervers. Hélène en avait une peur bleue, peut-être plus que de l’autre. Il… avait quelque chose de diabolique dans le regard. Et puis, elle savait qu’il viendrait bientôt la chercher : il était déjà venu prendre Laëtitia quand elle était devenue incapable de se lever. Souvent, il attendait d’être seul avec nous pour nous dire qu’il nous ferait souffrir, qu’il s’amuserait bien avec nous. Il était comme une hyène qui attend son repas.
Elle eut la chair de poule et regroupa ses jambes, qu’elle encercla de ses bras.
— Et l’homme qui vous retenait, Vincent Dupire ?
— Il ne nous parlait jamais, il était comme un serpent qui vous observe avant l’attaque. Un jour, Hélène a eu le malheur de refuser de manger. Après ce qu’il lui a fait, elle… elle n’a plus jamais recommencé.
Elle détourna le regard. Lucie préféra ne pas la faire entrer dans les détails, elle respectait désormais les silences qu’elle imposait. Victoire revint à la conversation d’elle-même.
— Parfois il restait là des heures, à se brûler la paume avec un briquet en nous matant. Et il souriait… Il souriait comme un psychopathe, là où n’importe qui aurait pleuré.
Sharko se rappelait : il avait été dans la grange, juste derrière la BRI, il entendait encore les dernières paroles de Dupire, voyait son regard de défi, cette manière dont il s’était embrasé, sans broncher. Sans peur. Comme le plongeur à la main blessée dans le bassin aux requins. Ou Carole Mourtier qui avait pris l’autoroute à contresens.
Tout était lié, Franck le savait, mais il lui manquait encore le fil conducteur, le point commun.
— Il vivait dans cette ferme ? demanda Lucie.
— Je ne sais pas. Il ne descendait pas tous les jours. Il nous laissait de la nourriture, de l’eau, parfois on ne le voyait pas du tout entre deux prélèvements de sang. Il était comme un infirmier qui débarque, il prenait notre tension, notre rythme cardiaque, il nous forçait à avaler toutes ces gélules…
— Des vitamines, des compléments alimentaires. Il voulait vous garder en bonne santé ?
Elle observa son avant-bras et l’aiguille de la perfusion qui s’y enfonçait.
— Il se fichait de nous, en fait. Ce qui l’intéressait, c’était notre sang. Nous n’étions que les enveloppes, les producteurs qu’il fallait juste entretenir. Le fait qu’on soit deux permettait de, comment dire, répartir les risques.
— Vous pouvez préciser ?
— Je suis donneuse de sang. Quand… quand vous donnez deux cent cinquante millilitres de votre sang dans un établissement spécialisé, vous ne pouvez le faire qu’une fois toutes les six semaines. C’est le temps qu’il faut pour que la moelle osseuse fabrique correctement l’hémoglobine et pour ne pas épuiser l’organisme ni créer des déséquilibres, comme le manque de fer. Dupire, il remplissait quatre poches tous les quinze jours, systématiquement. Un litre de sang quittait nos veines toutes les deux semaines, vous vous rendez compte ? C’était… cauchemardesque. Ce malade arrivait avec ses poches, ses aiguilles, les enfonçait dans nos bras. Hélène gémissait en permanence, elle était au bout du rouleau. Elle n’aurait pas résisté à une nouvelle prise.
Les larmes arrivèrent sans qu’elle puisse lutter. Elle tira un mouchoir en papier d’une boîte.
— Je suis désolée.
— Ne le soyez pas. Vous voulez quelque chose ? De l’eau ?
— Non, non, ça va… Une seule personne enfermée n’aurait pu subir tant de prélèvements. Quand il voyait que ça allait mieux pour l’une, il lui prélevait davantage, ça permettait à l’autre, plus mal en point, de récupérer. Mais… on ne peut supporter ça à l’infini. Après presque deux mois, l’organisme d’Hélène n’en pouvait plus. Si vous n’étiez pas arrivés, l’autre type aurait fini par l’emmener. Puis ils auraient amené quelqu’un d’autre en remplacement, avant que ce soit mon tour de…
Elle ne termina pas sa phrase.
— Pourquoi il faisait ça ? demanda Franck. Où partait ce sang ? Vous en avez une idée ?
Ses doigts se crispèrent sur les draps. Une frayeur noire se déversait dans ses iris comme une cartouche d’encre percée.
— C’était pour… nourrir cette « chose ».
De nouveau, Sharko se décolla du mur et vint se placer au bout du lit, les sourcils froncés.
— De quoi parlez-vous ?
— Je l’ai vu… Une seule fois… Hélène m’en avait parlé, comme on lui en avait parlé. Il était une sorte de mythe qu’on véhicule de bouche en bouche. Je ne voulais pas la croire mais… elle avait raison. Ce jour-là, quand il est venu, elle était trop faible, presque inconsciente, elle n’a rien vu… Mais… Mais c’était pas un cauchemar ni des hallucinations liées à… à tout ce sang qu’on nous avait pris. Je l’ai vraiment vu comme je vous vois vous.
Franck la sentait au bord de la rupture, il percevait les manifestations physiologiques de sa peau : les poils qui se hérissent, les gouttes de sueur qui perlent. Elle mit ses mains devant sa bouche, les doigts sur sa lèvre inférieure.
— Il n’y a pas de mots pour le décrire, c’était un monstre.
— Essayez quand même.
— Je… n’avais jamais vu un visage pareil, sauf une fois dans un vieux film de vampires en noir et blanc. Son crâne était allongé, comme une coquille d’œuf, ses oreilles très grandes… Ses yeux étaient… remplis de vaisseaux sanguins, cernés de noir comme s’ils étaient au fond d’un puits, sa peau d’une blancheur incroyable, presque transparente. Je me souviens qu’il… qu’il ne supportait pas la lumière, il avait fallu éteindre toutes les sources d’éclairage, et Dupire était descendu avec un bougeoir.
En d’autres circonstances, Franck et Lucie auraient cru à une mauvaise blague, mais pas cette fois.
— … Le plus terrible, c’était sa bouche tordue, trop grande pour son visage, et ses dents. Elles étaient biseautées, jaunes, monstrueuses. On les voyait jusqu’à la racine. Vous n’allez pas me croire, mais il était un vampire… Un vrai vampire, atroce, répugnant, venu chercher son sang. Il… Il ne nous regardait pas comme des êtres humains, mais comme… comme une vulgaire pitance. Je n’avais jamais vu des yeux aussi froids, ils n’avaient rien d’humain.
— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
— Ce jour-là, le vampire a embarqué les quatre poches de sang. Je ne l’ai plus jamais revu. Mais il existe. Je ne suis pas folle.
— On vous croit, à cent pour cent.
Elle adressa un maigre sourire à Lucie, avant de fixer de nouveau la fenêtre, sans bouger.
— Pourquoi le sang Bombay ? demanda Franck.
— Je n’en sais rien.
La réponse était franche, instantanée. Les deux policiers lui posèrent encore une série de questions qui ne leur apprirent pas grand-chose de plus. Elle ignorait tout de Pray Mev, du clan des vampyres. Elle n’avait été que de la matière première. Un morceau de viande au fond d’un congélateur.
Elle manifesta de vrais signes de fatigue, alors ils la remercièrent, quittèrent la chambre et récupérèrent Jacques avant de reprendre la route.
— Le fait que le monstre dont elle parle ne supporte pas la lumière, les miroirs brisés qu’on a retrouvés chez Coulomb ou Mayeur… ce sont des trucs de vampires, les vrais, fit Lucie. Comme dans les films ou les livres.
— Je sais.
— Tu crois que c’est du pipeau ? Que l’espèce de taré derrière tout ça ne joue qu’un rôle ? Je veux dire, ça pourrait être un déguisement. Le mec se maquille, et on le prend pour Dracula en personne. Un truc de gourou ou je ne sais quoi, pour impressionner ses disciples.