Le duo diabolique, aguerri par les années de prison, à tromper, mentir, enrayer le système, avait alors su frapper de façon intelligente pour ne jamais déclencher les alarmes dans les fichiers de police : régions variées, profils différents, disparitions espacées. Les victimes étaient ensuite emmenées dans la ferme perdue au fin fond de l’Yonne où, par un système de doublons, elles permettaient au vampyre gourou de la secte Pray Mev de se nourrir, littéralement, de leur sang.
Dupire entretenait ces captifs, les soignait pour assurer leur longévité et un sang le meilleur possible, tandis que Ramirez les achevait et s’en débarrassait une fois qu’elles devenaient incapables de fournir l’or rouge. Mais auparavant, il les vidait jusqu’à la dernière goutte. Un corps humain contenait aux alentours de cinq à six litres de sang et permettait donc de remplir une vingtaine de poches. De quoi garantir au diable glouton un stock de sécurité et de tenir plusieurs mois, au cas où les enlèvements cesseraient.
En parallèle, les deux hommes, fins connaisseurs des milieux sataniques et vampiriques, avaient contribué au développement du clan, créé un an avant la première disparition. Régulièrement ils avaient amené des individus masculins consentants chez Magic Tatoo, vers Clignancourt, afin de les marquer de divers symboles affichant leur appartenance progressive à un groupe de vampyres du nom de Pray Mev. Une horde d’une quinzaine de sauvages, arrachés aux milieux satanistes ou à la misère des banlieues, qui se laissaient graver Blood, Death ou Evil dans le dos, flirtaient avec les échanges sanguins grâce à des « cygnes noirs » et avaient mordu Mélanie Mayeur jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un jeune scénariste réalisateur, Willy Coulomb, avait réussi à intégrer le groupe mais s’était fait repérer.
Quant au gourou…
— … Il doit prendre cette maladie comme un coup du destin, ajouta Sharko.
Le lieutenant terminait d’exposer ses dernières déductions à l’ensemble du groupe. Manien était assis à califourchon sur le bureau vide de Nicolas, manipulant une cigarette éteinte entre ses doigts jaunis.
— Imaginez un peu, poursuivit Franck, le vampyre sataniste, vénérant le diable et ayant entamé depuis un an un sinistre projet qui, soudain, voit une maladie le transformer en un véritable vampyre, pour qui s’injecter du sang devient une question de vie ou de mort. Imaginez ce qui se passe dans sa tête. Cette mutation physique n’est-elle pas la preuve de l’existence de Satan ? Ne faut-il pas y voir un encouragement à persévérer, à aller au bout de sa folie ?
— Je devine aussi l’état psychologique des disciples qui lui sont soumis, ajouta Jacques. Des individus imprégnés de croyances occultes, avides de rituels en tout genre. Eux aussi le voient se transformer devant leurs yeux. Les dents qui poussent, la peau qui blanchit… Comment ne pas gober tout ça ?
Sharko acquiesça.
— Ça explique aussi le comportement de Ramirez, lorsqu’il se couvrait de sang en ayant des rapports avec Mayeur, qu’il se scarifiait en invoquant Satan, qu’il versait le sang des chats dans sa maison ou qu’il s’injectait celui de ses victimes par une méthode de transfusion ancestrale. D’une certaine façon, lui aussi voulait peut-être marcher dans les traces de son gourou. Lui aussi voulait les « faveurs » de Satan. Ce malade y croyait vraiment. Ils y croient tous, c’est ça, le problème.
Depuis sa place, Pascal pointa sa sucette à la fraise vers le coin supérieur du tableau.
— Et Mev Duruel ? Ses toiles ? Et le plongeur d’Océanopolis ? Les accidentés ? Puis cette histoire de Mexique dont tu nous as parlé ? Qu’est-ce que ça vient faire dans l’équation ?
— Tout n’est malheureusement pas résolu, mais je pense que le sang est le lien entre la jungle, le Mexique et la France aujourd’hui. Marcus Malmaison est en train de se renseigner pour essayer d’identifier le centre de collecte qui aurait pu contaminer des travailleurs mexicains au début des années 1980.
Il leva son téléphone portable.
— J’ai aussi passé un coup de fil au chercheur sur la peur, pour savoir s’il avait pu avancer sur le point commun pouvant relier nos trois personnes accidentées. Quand je lui ai demandé de vérifier si les trois individus n’avaient pas été des donneurs de sang comme les Mexicains, il m’a interrompu : il a trouvé quelque chose mais ne veut pas en parler au téléphone. Je me rends là-bas après notre réunion.
Manien fixa Robillard.
— Parfait. On a quoi sur Vincent Dupire ?
Le musculeux serra les mâchoires, regardant son chef comme s’il allait le croquer. L’ambiance, dans l’équipe, s’était tendue depuis le départ de Nicolas. Les hommes détestaient leur supérieur hiérarchique, mais ce dernier s’en accommodait sans problème.
— Ça rend sourd de lécher des sucettes à la fraise à longueur de journée ?
D’un mouvement de tête, Sharko signifia à Pascal de lâcher du lest. Un vent de mutinerie soufflait dans la pièce. Lucie restait silencieuse. Robillard mit sa sucette dans sa bouche d’un geste sec et dit :
— Pas grand-chose pour le moment. Son courrier arrivait bien à la ferme, c’était donc son adresse officielle mais, comme pour Ramirez, pas d’ordinateur, rien dans le GPS de sa voiture. Son portable était un modèle simple, qui sert juste à téléphoner ou envoyer des SMS. Carte prépayée. On n’a trouvé qu’un SMS, celui qu’il a balancé avant de mourir : « Hémorragie ». J’ai fait une requête auprès des opérateurs pour le numéro destinataire, mais je crains qu’on n’ait encore affaire à des cartes prépayées et que ça ne donne que dalle.
— D’après les fiches de paie que j’ai trouvées, il bossait comme factotum à l’hôpital de Sens, ajouta Jacques. Ménage, poubelles, ce genre de choses. Ils ne se sont pas méfiés, pas de contrôle du casier judiciaire. On peut supposer que c’est là-bas qu’il dérobait du matériel médical pour les prélèvements sanguins.
Le chef se décolla du bureau et s’approcha du tableau, aux côtés de Sharko. Il posa son doigt sur le mot « gourou-vampyre », d’où descendait un arbre hiérarchique, avec au niveau inférieur Dupire et Ramirez, et encore dessous les membres anonymes de Pray Mev, représentés par des croix.
— « Hémorragie », parce qu’on a cassé les plus grosses branches de l’arbre. Le monstre est affaibli et va forcément sortir de la forêt.
— C’est bien ce qui me fait peur, répliqua Franck. Il se sait atteint. Il faut s’attendre à une réaction forte de sa part. On a eu des exemples par le passé, ça ne finit jamais bien, les histoires de sectes qui se sentent acculées.
— Mais au moins, ça finit. (Il tapa dans ses mains.) Allez, au taf !
Sharko prit sa veste et fit signe à Lucie d’un mouvement de menton. Au moment où le chef rentrait dans son bureau, Franck bloqua la porte d’une poigne ferme et entra à son tour. Il signifia à sa compagne de l’attendre en bas.
Il referma derrière lui. Son patron s’installa dans son fauteuil et alluma sa clope. Il tira une longue bouffée silencieuse, qui rendit son visage plus gris et austère encore. Ses yeux se plissèrent derrière l’écran de fumée.
— Sharko, à la rescousse des camarades… On devrait écrire un livre sur toi, tu sais ? Je vois bien le titre : « Le commissaire qui un jour redevint lieutenant ». C’est joli, tu ne trouves pas ? Sharko, de retour sur le trottoir, rien que pour racler la crasse de nos rues. Le défenseur de la veuve et de l’orphelin. Je n’ai jamais compris pourquoi tu ne t’étais jamais syndiqué, d’ailleurs. Tu coches toutes les cases.
— La politique ne m’intéresse pas.
— Elle devrait. C’est la politique qui transforme les postes de nos supérieurs en un jeu de chaises musicales. Bellanger était un chien fou, il fallait l’arrêter avant qu’il fasse une bavure. Je n’ai pas envie de terminer ma carrière sur les conneries d’un jeune premier.