Sharko s’approcha et écrasa un index ferme sur le bureau.
— Il existe d’autres méthodes. On croule déjà sous le travail, et tu nous amputes d’un membre en plein sprint. Les tensions sont vives, dans l’équipe. On puise tous dans nos réserves.
— C’est ce qui fait de vous des flics meilleurs.
— C’est surtout ce qui fait de nous des flics au bord de l’explosion.
— On a le soutien des équipes Joubert et Carlier. Je vais veiller à combler le vide laissé par Bellanger, si c’est ce que tu souhaites. Les candidats au poste sont nombreux. Il y a le jeune Michaud, il bosse dans le commissariat du 1er.
Il poussa un dossier vers Sharko.
— Jette un œil. Des états de services irréprochables. De belles réussites.
Sharko ne daigna même pas regarder le papier.
— C’est qui ? Ton neveu ?
Manien afficha un sourire fatigué.
— Tu ne devrais pas le prendre comme ça. Pas toi. N’oublie pas que t’as une paire de vieilles casseroles qui traînent. Que tout n’est pas clair autour de toi et que certains dossiers ne demandent qu’à être rouverts. Alors, tu te tires de mon bureau et tu vas faire ton boulot.
Sharko brûlait de lui fourrer son poing en pleine figure, mais il se contrôla : Manien n’attendait que ça. Hors de question d’attirer les vautours de l’IGS sur son cas, surtout en ce moment. Il fit demi-tour et claqua la porte derrière lui avec une force telle qu’il manqua de l’arracher.
Les murs tremblèrent jusqu’au dernier bureau de l’étage.
71
Au bas du bâtiment A de l’université Curie, Jérémy Garitte allait et venait, l’œil rivé au sol, une canette de Coca à la main, tellement plongé dans ses réflexions qu’il ne vit les policiers qu’au dernier moment et faillit les percuter.
— Ah, vous voilà. Suivez-moi.
Sans ajouter un mot, il les emmena dans son bureau et referma derrière lui. Puis regagna sa place, priant les policiers de s’asseoir.
— Je préférais vous voir plutôt que d’en parler au téléphone. Je crois que j’ai trouvé le lien entre les trois victimes. Vous me parliez de sang, de dons, vous n’en étiez vraiment pas loin.
Il aligna devant lui trois photos de visages, sans doute récupérées sur Internet ou dans la presse.
— Je résume. Elle, Carole Mourtier, reçoit une tuile sur la tête le 8 mars 2013. Elle prend l’autoroute en sens inverse en juin 2014, soit un an et trois mois plus tard.
Il pointa le visage du milieu.
— Lui, Frédéric Rubbens, se tranche la main à son usine le 18 janvier 2014, à Yvetot. Il tombe d’une falaise dix mois plus tard, en novembre 2014. Et lui, Thomas Pinault, est victime d’un accident de bus en août 2013. Il s’ouvre volontairement la main dans un aquarium rempli de requins en mars 2015, soit plus d’un an et demi après. Des lieux, des dates, des circonstances différentes, mais un résultat identique : l’acte insensé qui conduit au drame. J’ai cherché dans tous les sens sans rien trouver, puis je me suis concentré sur l’accident originel à la suite duquel les trois individus ont fini à l’hôpital. Je suis entré en contact avec les médecins qui les ont pris en charge dans les différents établissements. Et j’ai enfin trouvé le point commun. Le sang, comme vous l’avez suggéré tout à l’heure au téléphone. Le sang est le point commun. Mais les trois individus ne sont pas des donneurs. Ils sont des receveurs.
L’estomac de Sharko se noua. Lucie se tortillait sur sa chaise.
— Dès qu’ils ont été pris en charge, ils ont subi des transfusions sanguines pour combler la perte d’hémoglobine liée à leur accident. On leur a injecté du sang étranger dans le corps.
— Vous êtes en train de nous dire que… que, suite à une transfusion, ils auraient contracté « quelque chose » capable de changer leur comportement face à la peur ?
— C’est la seule solution que j’entrevois. Une maladie, un microbe qui se serait inséré dans le sang lors de la transfusion pour s’attaquer à cette partie du cerveau. Il y a un autre élément qui vient étayer l’idée. J’ai longuement discuté avec le médecin qui s’est occupé de Frédéric Rubbens au CHR de Rouen. Je lui ai expliqué cette perte de notion du danger chez son ancien patient quelques mois après sa sortie d’hôpital, et sa fin tragique. Il s’est alors souvenu d’un cas comparable survenu un an plus tôt. Grégoire Corbusier, 34 ans, était suivi depuis des années parce qu’il était hémophile. Un jour, sa femme le retrouve mort en rentrant chez elle. Il s’était vidé de son sang en se blessant avec du verre. La blessure n’était visiblement pas volontaire — il avait laissé tomber une bouteille et tenté de nettoyer —, mais il n’avait pas appelé les secours. L’autre fait troublant, surtout, c’est qu’il avait arrêté de s’injecter ses facteurs coagulants depuis des semaines sans rien dire à personne. Perte de conscience du danger, là aussi.
Lucie et Franck mesuraient toute la portée des propos du chercheur : il existait d’autres cas. Combien ? Où ?
— Lui aussi avait subi des transfusions sanguines à cause de son hémophilie ? demanda Lucie.
— Non, mais les médicaments qu’il s’injectait régulièrement — les facteurs VIII et IX — sont des produits fabriqués à partir du sang.
Jérémy Garitte marqua un silence pour s’assurer que les policiers prenaient la mesure de ses révélations. Bien sûr que Sharko comprenait. Malmaison lui avait parlé des produits dérivés du sang, dont ces facteurs VIII et IX faisaient partie. Une maladie étrange, peut-être inconnue, se cachait parmi les composés du sang, se nichait dans le cerveau et, une fois réveillée, se mettait à grignoter les amygdales cérébrales. Il pensait au Mexique, aux ouvriers morts. Eux aussi avaient forcément été atteints, ils avaient reçu du sang malade. Contaminés avec des aiguilles d’un centre de collecte ? Transfusés, eux aussi ?
— Vous n’en avez parlé à personne ? fit-il d’une voix grave.
— Non, bien sûr que non. Mais… vous imaginez, si une maladie d’un nouveau genre se propage par voie sanguine depuis des mois ou des années ? C’est comme… comme teinter de rouge la Seine à sa source, et voir ensuite tous ses affluents devenir rouges, jusqu’aux plus petits cours d’eau. C’est… la Manche qui se teinterait également de rouge. Puis les océans. C’est en partie comme ça que le sida s’est propagé sur toute la planète. Par le sang.
Franck se tassa sur son siège. La phrase inscrite sur les parois des champignonnières lui parut soudain beaucoup plus claire : « Les rivières coulent et pourrissent le monde. » Et, à la mine de Lucie, il sut qu’elle songeait à la même chose que lui.
— Ce sang qui a été injecté à Thomas Pinault, Frédéric Rubbens ou Carole Mourtier, on peut savoir d’où il vient ?
— Vous vous dites que les donneurs d’origine sont eux aussi atteints, contaminés, je ne sais pas quel terme employer. C’est une bonne piste. Je vous indique les noms des médecins qui ont pris en charge les trois patients, les hôpitaux, les dates et heures des transfusions. J’ai déjà noté tout cela. Avec ces infos et les papiers adéquats, allez dans n’importe quel Établissement français du sang. Ils seront en mesure d’identifier les poches, de retracer leur circuit et de faire sauter l’anonymat.
— On sait où aller, l’EFS Henri-Mondor. Mes collègues s’y sont déjà rendus.
— Parfait. Vous pourrez ainsi identifier les donneurs. Et ainsi de suite si eux-mêmes sont malades, et ont été préalablement transfusés. J’espère que le chemin pour remonter aux origines sera le plus court possible.