Cordual se ramassa dans son fauteuil, résigné.
— Anatole connaissait bien la petite. Si vous aviez vu dans quel état il était au moment où elle a disparu ! Un vrai chien fou. Sur la fin, il ne supportait plus la délinquance, il était temps qu’il parte à la retraite. Mais cette disparition, il en a fait une affaire personnelle. Vous ne savez pas ce que c’est, les convictions que peut avoir un vieux flic en fin de carrière. Ce sentiment de partir sur un échec… Anatole ne pouvait se résigner à se la couler douce alors que la gamine était peut-être enfermée, prise dans les filets d’un maniaque.
Il but une gorgée de café, Nicolas l’imita.
— Anatole était persuadé que Ramirez était impliqué, d’une manière ou d’une autre. Et comme l’OCDIP avait laissé tomber la piste, il s’est mis à le surveiller lui-même. On ne le voyait plus au club de billard et, pourtant, il disait à sa femme qu’il venait. Je pense qu’il était planqué là-bas, aux alentours de cette baraque, à surveiller les allées et venues de cette ordure.
— Vous croyez ? Il ne vous disait rien ?
— Non, il voulait m’impliquer au minimum et éviter de m’attirer des ennuis. Sauf qu’il a été obligé de me solliciter pour récupérer ce fameux dossier du procès, il savait que j’avais de bons contacts au tribunal. Il voulait creuser encore plus la personnalité de Ramirez. Alors, une dernière fois, je l’ai aidé. J’ai fait une requête au TGI en allongeant les papiers de l’enquête que nous avions ouverte en mai, j’ai récupéré la copie du dossier et l’ai donnée à Anatole. Il est parti avec. Quelques jours plus tard, le pauvre décédait d’une crise cardiaque.
Nicolas digéra ces informations en buvant une gorgée de café. Ce dossier se trouvait forcément quelque part. À son domicile ? Puis il demanda :
— Ce dossier, personne d’autre ne l’a eu en main ?
— Pas à ma connaissance.
— Est-ce que l’identité de Franck Sharko vous évoque quelque chose ?
Cordual secoua la tête.
— Ça devrait ?
— Deux personnes ont sorti le dossier des archives du TGI : vous et l’un de nos lieutenants, pas plus tard qu’hier. Or, Franck Sharko, qui travaille chez nous, était au courant d’éléments internes à ce dossier avant notre requête au TGI. Il a forcément consulté votre copie.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Peut-être qu’il connaissait Anatole ?
Nicolas but une dernière gorgée et se leva.
— Et Lucie Henebelle, peut-être que ça vous parle davantage ?
Le vieux lieutenant acquiesça, cette fois.
— Lucie Henebelle ? Oui, oui, bien sûr. Anatole m’avait déjà parlé d’elle. Tu m’étonnes, une nièce au 36, il en était fier.
— Une… Une nièce, vous dites ?
Nicolas sentit son estomac se nouer. Il n’en croyait pas ses oreilles.
Anatole Caudron était donc l’oncle de Lucie Henebelle.
73
— Lieutenant Sharko ? Marcus Malmaison.
Assis derrière son bureau, Sharko colla son téléphone à son oreille.
— Marcus… Je vous écoute.
— Mes recherches de la journée ont été fructueuses, et les années passées n’avaient heureusement pas effacé toutes les mémoires. Je n’ai réussi à contacter que trois familles mexicaines liées aux personnes décédées à l’époque, mais c’est suffisant, car leurs souvenirs mènent tous au seul et même nom : Plasma Inc. Il s’agit d’un centre de collecte de sang situé à un kilomètre à peine de la frontière, dans Texas Avenue, à El Paso…
Sharko nota et entoura l’information sur une feuille. Il signifia à Lucie, avec qui il s’apprêtait à partir, de se rasseoir. Il était plus de 20 heures.
— … J’ai également pu joindre, après quelques péripéties que je vous épargne, Alexander Wallace, qui coule depuis cinq ans une retraite paisible au Texas. Il a poursuivi jusqu’au début des années 1980 le travail de Harold autour du sang mais n’a jamais réalisé de reportage. Je l’ai senti gêné lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait abandonné. Je pense qu’il a subi de nombreuses pressions et que des portes se sont fermées lorsque le scandale du sang contaminé a éclaté… Mais, même de loin, même après tant d’années, il est toujours resté connecté au sujet.
— Il connaissait Plasma Inc. ?
— Il connaît, vous voulez dire, car Plasma Inc. existe toujours, et il s’était déjà rapproché d’eux à l’époque. Il a tout de suite réagi et m’a raconté tout ce qui va suivre. Écoutez bien. Ce centre appartient en fait au réseau Plasma Link, dont les établissements sont implantés dans les grandes villes situées le long de la frontière mexicaine. Le nombre de ces établissements a grandi au fil des ans. Les vampires ont toujours soif et exploitent aujourd’hui, en 2015, plus que jamais la misère humaine. Ce n’est pas qu’une légende finalement, ils sont bel et bien immortels…
Sharko entendit un bruit de couverts. Malmaison était sans doute à table.
— … D’après Wallace, Plasma Link appartient lui-même à White Heaven Capital, une importante société de capital investissement située à Wall Street. WHC détient de nombreuses sociétés très différentes dans des domaines variés comme l’automobile ou l’électroménager, mais elle est surtout en lien étroit avec l’industrie du sang. Outre Plasma Inc., elle possède un laboratoire de fractionnement, Blood Med, ainsi qu’un laboratoire de recherche sur l’élaboration de produits servant à sécuriser le circuit de sang, Cerberius. Ils fabriquent des poches, des filtres, ce genre de trucs.
Sharko écrivait et dessinait au fur et à mesure pour s’y retrouver dans cette nébuleuse.
— … Pour vous donner une idée de la formidable éthique de WHC, voici ce que Wallace a rapporté à leur sujet, et ces informations datent d’il y a à peine deux ans : à travers son réseau de collecte, Plasma Link récupère du sang en « offrant » aux donneurs pauvres des bons de nourriture ou des bons d’achat. La loi interdisant aujourd’hui le don payant, il fallait trouver une parade. Ces centres sont très bien organisés, ils disposent même de plusieurs bus de collecte garés sur les parkings à proximité du passage de la frontière. Des rabatteurs vont faire de la retape dans les files d’attente. Une fois ferrés, les donneurs sont amenés vers les centres, remplissent des déclarations sur l’honneur qu’ils sont en bonne santé, sans aucun contrôle médical, et se font pomper le sang en toute légalité…
Robillard fit un signe à Lucie et Franck : il rentrait chez lui. Le papier du juge d’instruction afin de briser l’anonymat des donneurs de sang n’arriverait que le lendemain matin. Sharko le salua d’un geste de la main et se concentra sur la voix de Malmaison.
— … Les poches de sang issues de chaque centre de collecte remontent vers Plasma Link, puis sont ensuite traitées par Blood Med, qui les fractionne et les transforme. Les produits obtenus sont revendus aux malades souffrant de pathologies graves comme l’hémophilie, des brûlures, la sclérose en plaques, ou encore des maladies immunitaires… Vous me suivez toujours ?
— Oui, je prends des notes.
— Très bien. Par l’intermédiaire de courtiers travaillant là encore pour le compte de WHC, les prix sont maintenus artificiellement élevés via une pénurie sciemment organisée. L’un des produits fabriqués par Blood Med, l’immunoglobuline intraveineuse, vaut deux fois le prix de l’or sur le marché. Deux fois, lieutenant ! Le coût de ces produits est si exorbitant que les assurances médicales aux États-unis refusent de plus en plus de les rembourser. Vous vous doutez bien que WHC se soucie peu des centaines de milliers de malades mis en danger par ses actions peu ragoûtantes. On est au cœur du lobbying, du profit, on est dans le poumon même de l’économie capitaliste. Pour la petite anecdote, WHC a annoncé, il y a quelques mois, près de 2 milliards de dollars de résultat rien que pour la branche Plasma Link. Les actionnaires crient de joie. WHC avait acheté l’entreprise il y a quatre ans pour 100 millions de dollars, le bénéfice a donc été multiplié par vingt grâce notamment à ces histoires de spéculation autour du sang. Vous vous rappelez, quand je vous parlais du baril de pétrole brut ? Remplacez le baril de pétrole par un baril de sang, ça fonctionne…