— Tout est source de contamination. Les poches, les instruments chirurgicaux, les objets… Il suffit d’une faille, d’un défaut. Il y a de cela quelques années, un champignon s’était mis à tuer des patients immunodéprimés en hématologie, dans des hôpitaux différents. Il a fallu des mois pour qu’on comprenne d’où venait l’infection. On avait pensé à la nourriture, à la lessive utilisée pour le linge d’hôpital, même au plastique des gobelets, impossible de trouver. Eh bien, le champignon venait d’un lot de poches de sang infectées… Bref, tout cela pour vous dire qu’il ne faut pas tirer de conclusions hâtives.
— On ne sait pas encore précisément ce qui se passe, dit Franck, on attend des résultats d’analyse de tissus cérébraux, mais on pense quand même fortement au sang. Je vais vous poser une question bête, mais est-ce que, de nos jours, des maladies graves peuvent se glisser dans le circuit du sang ?
— Si vous parlez de bactéries ou de virus, c’est quasiment impossible. Aujourd’hui, le circuit du sang est extrêmement surveillé et sécurisé, à tous les niveaux.
— On a besoin de savoir comment tout ceci fonctionne. Avant de faire nos recherches dans vos fichiers, expliquez-nous en quelques mots le circuit d’une poche.
Walkowiak les emmena vers l’accueil. Des donneurs patientaient sur des chaises dans une grande salle avec des tickets numérotés en main. Face à eux, sur la gauche, une série de portes fermées.
— N’importe qui peut donner, pour peu qu’il ait 18 ans et moins de 70 ans. Les donneurs potentiels déclinent leur identité à l’accueil, carte d’identité à l’appui. Ils remplissent ensuite un questionnaire, qui est un document de préparation à l’entretien médical préalable au don. Ensuite, ils rencontrent l’un de nos médecins qui les interroge sur leur état de santé et leurs antécédents médicaux. Au moindre risque — maladie, infection ou soins dentaires récents, séjour à l’hôpital, voyage dans certains pays étrangers, transfusion —, on empêche le don… Suivez-moi.
Ils entrèrent dans la salle de don à proprement parler. Des personnes étaient allongées dans des fauteuils confortables, reliées à de grosses machines ultraperfectionnées. Des infirmiers allaient et venaient, décrochaient des poches, bipaient des codes-barres. Sharko pensait à l’histoire de Malmaison au sujet des centres de collecte à la frontière et il imaginait bien les conditions de prélèvements, quarante ans auparavant : une poche, une aiguille, et le tour était joué. Ici, on en était à des années-lumière, avec tous ces automates et cet environnement clinique d’une propreté irréprochable.
— Dans n’importe quel EFS, on prélève uniquement ; jamais de transfusion. Les patients peuvent donner du sang total, du plasma, des plaquettes ou des globules rouges. Même des globules blancs, mais c’est plus rare. Les machines leur réinjectent le nécessaire — s’ils ne donnent par exemple que le plasma, on réintroduit le reste dans l’organisme en temps réel, grâce aux machines. Nous prenons le plus grand soin de nos donneurs.
Sharko observait les rivières pourpres dans les tuyaux, ces poches rouges ou jaunâtres — la couleur du plasma — qu’on empilait dans des caisses bleues armées de scellés.
— Regardez, des tubes d’échantillons sont prélevés en même temps que la poche, ils partent par transporteur spécialisé dans l’un de nos dix-sept laboratoires de qualification biologique, où l’on va faire deux types d’analyse : caractérisation du sang permettant d’assurer la compatibilité donneur/receveur et de prévenir ainsi tout accident transfusionnel, et surtout, le dépistage de nombreuses maladies transmissibles : hépatite B, C, syphilis, VIH… Aucune analyse ne peut aboutir à un « peut-être. » Au moindre doute, on détruit la poche correspondant aux échantillons.
Il les emmena près d’une des caisses et prit une poche pleine entre ses mains. Les policiers remarquèrent un ensemble de codes-barres, le groupe sanguin, la date, l’heure…
— Seulement après, la poche entre dans le circuit de préparation, où elle va elle-même subir tout un tas de traitements destinés à éliminer les risques. Ces poches sont à la base équipées de filtres qui piègent la quasi-totalité des globules blancs — les principaux porteurs de virus. Le contenu de la poche de sang total est ensuite séparé en trois catégories par centrifugation : les globules rouges, le plasma et les plaquettes. Là encore, pour chaque composé sanguin, il y a une batterie de procédures : traitements physico-chimiques, quarantaine, congélation, viro-atténuation. Les microbes ne peuvent résister à une telle série d’épreuves. Vous devez savoir qu’on ne transfuse jamais une poche de sang total, mais uniquement les globules rouges. Pas de gâchis, tout est optimisé.
Il pointa un ordinateur.
— Au niveau informatique, un système de verrou complexe interdit toute faille dans notre système. Une poche ne pourra jamais pas être transfusée tant qu’elle n’aura pas reçu l’aval de plusieurs personnes qualifiées, au fil du parcours. Quand tout est vérifié, la poche est libérée et peut ainsi être distribuée aux structures hospitalières.
Sharko y voyait un peu plus clair. Le trajet d’une poche était tracé à l’aide de ces codes-barres, du début à la fin, et fort complexe. Combien de kilomètres parcourait-elle ? Combien de laboratoires à traverser avant de se déverser dans les veines d’un receveur ?
— Le sang transfusé à un patient peut provenir de l’étranger ?
Sharko songeait bien sûr au sang mexicain malade, à Plasma Inc.
— Avant oui, mais on a cessé d’importer depuis des années. La France est aujourd’hui en autosuffisance, le circuit reste interne. En termes de transfusion, on va dire que les receveurs reçoivent du sang cent pour cent français.
Donc, pas de connexion avec le Mexique, semblait-il. Sharko enchaîna sur une autre piste, alors qu’ils s’engageaient dans le bureau de Walkowiak.
— L’informatique n’a pas de faille, mais l’humain ? Il y a les transporteurs, les infirmiers, les techniciens, les laborantins, je dois en oublier. Ces poches circulent entre de nombreuses mains. Qu’est-ce qui empêcherait quelqu’un, à un moment donné sur la chaîne, d’injecter une saleté dans les produits sanguins ?
Le flic pensait à d’autres personnes de Pray Mev impliquées dans le circuit. Une fois assis derrière son bureau, Walkowiak considéra avec attention les dates, heures, lieux du papier fourni et se mit à pianoter sur son clavier.
— Les poches sont soudées, hermétiquement closes après le prélèvement. Des scellés sont posés pour les différents transports. Les niveaux de surveillance sont élevés, les équipes sont indépendantes, tout est mis en œuvre pour une sécurité optimale. Mais, comme ce fut le cas pour Arnaud Lestienne, on ne pourra jamais empêcher un individu isolé qui a la volonté de nuire d’aller au bout de ses projets.
Il s’immobilisa face à son écran.
— Tout est tracé dans notre logiciel Inlog. Donneur, receveur, parcours exact de la poche, médecin intervenant… Bon, j’ai des données à l’écran pour l’hôpital de Foix, le 3 août 2013, à 16 h 05. Deux poches de B positif ont été utilisées sur un patient du nom de Thomas Pinault, lui-même de groupe B positif. L’identité vous parle ?
— C’est lui, oui, notre accidenté de bus. Le plongeur de l’Océanopolis.
— Les poches qu’il a reçues proviennent de deux donneurs différents, l’un d’Annemasse, l’autre de Marseille. Je vous livre les identités ?
Robillard sortit son carnet.
— Allez-y.
— Laissez tomber le carnet, je vous imprimerai tout. Véronique Jolibert…
Il fit tourner la molette de sa souris.