Sur sa tempe droite, un lacis de petites veines se mit à palpiter.
— Faites-moi sortir d’ici, Grady. Je leur ferai leur affaire.
— Est-ce bien certain, monsieur ? Je me le demande. (L’étonnement de bon ton céda à un regret distingué.) Je suis désolé de devoir vous dire que j’en doute. Je finis par croire — et les autres avec moi — que, quoi que vous en disiez, votre cœur n’y est pas. Nous nous demandons si vous avez assez de cran.
— Je le ferai ! cria Jack. Je le ferai, je le jure !
— Vous nous amènerez votre fils ?
— Oui ! Oui !
— Votre femme va s’y opposer de toutes ses forces, Mr Torrance. Et elle semble être plus forte que nous ne le pensions. Elle a de la ressource. En tout cas, avec vous, elle a eu le dessus.
Grady eut un petit rire de tête.
— C’est peut-être avec elle que nous aurions dû traiter, Mr Torrance, et dès le début.
— Je vous l’amènerai, je vous le jure, dit Jack. (Il avait collé son visage contre la porte. Il commençait à transpirer.) Elle ne s’y opposera pas. Je vous promets qu’elle ne s’y opposera pas. Elle ne le pourra pas.
— Il vous faudra la tuer, je le crains, dit Grady froidement.
— Je ferai tout ce qu’il faudra. Mais faites-moi sortir.
— Vous me donnez votre parole là-dessus, monsieur ? insista Grady.
— Ma parole, ma promesse, mon serment, tout ce que vous voulez. Mais…
Le verrou fut tiré avec un bruit sec et la porte s’entrebâilla d’un centimètre. Jack se tut et retint son souffle. Il lui semblait que la mort elle-même se trouvait de l’autre côté de la porte.
Son angoisse finit par se calmer.
Il chuchota :
— Merci, Grady. Je vous jure que vous ne le regretterez pas. Je vous le jure.
Aucune voix ne se fit plus entendre. Seul le vent hurlait au-dehors.
Il poussa la porte de la réserve, qui s’ouvrit en grinçant légèrement.
La cuisine était déserte. Grady avait disparu. Sous la lumière crue et froide des tubes de néon, tout paraissait figé, gelé. Son regard fut attiré vers l’énorme planche à hacher où ils avaient l’habitude de prendre leur repas tous les trois.
Sur la planche, il vit un verre à cocktail, une bouteille de gin et une assiette en plastique pleine d’olives.
Un des maillets de roque de la remise à outils était appuyé contre la planche.
Pendant un long moment il ne put en détacher son regard.
Puis une voix beaucoup plus grave et plus puissante que celle de Grady, venue d’il ne savait où, peut-être du fond de lui-même, lui adressa la parole.
(Il faut tenir votre promesse, Mr Torrance.)
— Je la tiendrai, dit-il. (Il fut frappé par la servilité obséquieuse de sa propre voix, mais il n’arrivait plus à parler normalement.) Je la tiendrai.
Il alla vers la planche à hacher et saisit le manche du maillet.
Il le souleva et le fit tournoyer.
Le maillet faucha l’air avec un sifflement menaçant.
Jack Torrance se mit à sourire.
49.
HALLORANN EN ROUTE
Il se trouvait, d’après les panneaux indicateurs enneigés et le compteur de la Buick, à moins de quatre kilomètres d’Estes Park quand il put enfin quitter l’autoroute.
Jamais il n’avait vu tempête de neige aussi violente (il est vrai qu’il n’en avait pas vu beaucoup, ayant toujours fui la neige dans toute la mesure du possible), ni bourrasques aussi capricieuses, soufflant tantôt de l’ouest, tantôt du nord, brouillant son champ de vision dans des nuages de neige poudreuse et lui rappelant, si besoin en était, que manquer son virage c’était faire avec son Electra une culbute d’une centaine de mètres. Plus que par la mauvaise visibilité, il était handicapé par son manque d’expérience de la conduite sur route enneigée. Il s’affolait de voir la ligne blanche disparaître sous des bourrasques de neige ou de sentir la lourde Buick, frappée de plein fouet par les puissantes rafales de vent qui déboulaient des vallons latéraux, déraper et se retrouver en travers de la route. Les panneaux de signalisation étaient presque entièrement recouverts, si bien qu’il avait l’impression de s’enfoncer dans la blancheur d’un gigantesque écran de cinéma sans jamais savoir s’il allait falloir tourner à droite ou à gauche. Tout cela lui faisait terriblement peur. Dès qu’il avait commencé à grimper les collines à l’ouest de Boulder et de Lyons, il avait eu des sueurs froides. Il maniait pourtant l’accélérateur et le frein avec autant de précaution que s’il s’agissait de vases Ming. Entre deux chansons à la radio, le présentateur n’arrêtait pas de recommander aux automobilistes d’éviter les grands axes et surtout les routes de montagne dont beaucoup étaient bloquées et toutes les autres dangereuses. On avait signalé de nombreux accidents dont deux graves survenus respectivement à une bande de skieurs dans un minibus Volkswagen et à une famille qui se dirigeait vers Albuquerque en passant par les montagnes de Sangre de Cristo. Le bilan pour les deux accidents était de quatre morts et cinq blessés. « Alors ne prenez pas la route. Restez avec nous à écouter la bonne musique de KTLK », lança le présentateur sur un ton enjoué, et, pour mettre un comble au malheur de Hallorann, il fit passer Vadrouilles au soleil. « On s’est bien amusé, on a bien rigolé, avec les pom-pom, avec les pom-pom… » Terry Jacks débitait gaiement ses âneries, et Hallorann coupa rageusement la radio tout en sachant bien qu’il la remettrait dans cinq minutes. Si stupides que fussent les émissions, tout valait mieux que de se sentir seul au milieu de ce cauchemar de blancheur.
Avoue-le. Tu es vert de trouille — ce qui, chez un Noir, tient du prodige.
Ce n’était même pas drôle. Il aurait rebroussé chemin avant même d’avoir atteint Boulder, s’il n’avait pas eu la conviction, chevillée au corps, que l’enfant était en danger. Encore maintenant, une petite voix dans sa tête — la voix de la raison, pensait-il, plutôt que de la lâcheté — lui conseillait de passer la nuit dans un motel à Estes Park et d’y attendre que les chasse-neige aient pu dégager la ligne blanche. Il se rappelait l’atterrissage dangereux à Stapleton et le frisson de terreur qu’il avait ressenti au moment où il avait cru qu’ils allaient s’écraser et terminer leur voyage non pas devant la porte de sortie 39 mais devant les portes de l’enfer. Mais la raison luttait en vain contre la conviction qu’il fallait à tout prix arriver aujourd’hui même. La tempête de neige était un coup de malchance, mais il ne devait pas se laisser décourager pour autant. S’il renonçait, il se sentirait toujours coupable de ce qui risquait d’arriver, et ce serait pire.
Une nouvelle bourrasque de vent bouscula la voiture, venant du nord-est cette fois-ci — très Nouvelle-Angleterre, s’il vous plaît — effaçant les silhouettes vagues des collines et même les bas-côtés de la route. Il avançait dans un vide blanc.
Le brouillard fut brusquement troué par les phares à iode d’un chasse-neige et Hallorann s’aperçut avec horreur que la Buick piquait tout droit sur les deux faisceaux de lumière. Le chasse-neige, visiblement, ne se souciait guère de rester sur son côté de la route, mais la Buick, elle aussi, sans qu’Hallorann s’en aperçût, s’était déportée vers le milieu de la chaussée.
Par-dessus les hurlements du vent, il put entendre le grondement du Diesel du chasse-neige puis l’appel perçant, prolongé, presque assourdissant de son avertisseur.