Il eut l’impression que ses testicules se transformaient en deux petites bourses ridées, pleines de glace pilée, et ses tripes en gélatine.
Une masse orange, brouillée par la neige, commençait à émerger. Il apercevait maintenant la haute cabine et même la silhouette du conducteur qui gesticulait derrière l’essuie-glace géant. Il pouvait voir l’étrave déverser la neige sur l’accotement gauche de la route comme un pot d’échappement crachant une fumée blanche.
OUAAAAA ! rugit l’avertisseur avec indignation.
Hallorann pressa l’accélérateur avec la même ardeur que s’il s’était agi du sein d’une femme bien-aimée et la Buick partit en dérapant vers la droite. De ce côté il n’y avait pas d’accotement et le chasse-neige rejetait directement la neige dans le vide. Persuadé que la collision était imminente, Hallorann fit une prière muette à l’enfant, le suppliant de lui pardonner.
Les énormes lames du chasse-neige, qui dépassaient de plus d’un mètre le toit de l’Electra, frôlèrent la voiture sur la gauche sans l’accrocher.
L’engin était passé à présent et Hallorann aperçut dans son rétroviseur la lumière bleue clignotante de son phare tournant. Il tira sur le volant pour braquer à gauche, mais la voiture ne répondit pas ; emportée par son élan, elle continua de glisser comme dans un rêve vers le bord du précipice, en faisant gicler la neige de dessous ses garde-boue.
Il ramena le volant vers la droite, dans le sens du dérapage, et la voiture fit un tête-à-queue complet. Pris de panique, il freina énergiquement en pompant sur la pédale et sentit la voiture heurter quelque chose. Devant lui, il n’y avait plus de route… Son regard plongeait au fond d’un abîme sans fin où, à travers les tourbillons de neige, se profilaient de vagues silhouettes de pins gris-vert.
Ça y est, nom de Dieu, je vais dégringoler.
Ce fut alors que la voiture s’arrêta, le nez plongeant à trente degrés. Le pare-chocs avant gauche s’était accroché dans une barrière de protection, les roues arrière ne touchaient presque plus le sol. Quand Hallorann essaya de faire marche arrière, elles tournèrent dans le vide sans résultat. Son cœur battait comme un roulement de batterie de Gene Krupa.
Il sortit avec précaution de la voiture pour se rendre compte de la situation et il contemplait, impuissant, les roues décollées quand une voix enjouée le tira de ses réflexions :
— Dis donc, mon gars, tu n’es pas un peu fou, non ?
Hallorann se retourna et distingua péniblement le chasse-neige, arrêté à une cinquantaine de mètres de là, presque invisible dans les tourbillons de neige, à l’exception du trait noir de son tuyau d’échappement et du phare bleu qui tournait sur son toit. Le conducteur l’avait rejoint et se tenait à quelques pas de lui. Il était emmitouflé dans un manteau en peau de mouton recouvert d’un imperméable et portait, perchée sur la tête, une casquette rayée bleu et blanc que le vent n’arrivait pas à lui arracher.
« Pas possible ! Il a dû y mettre de la colle. »
— Salut, dit Hallorann. Est-ce que tu pourrais me remettre sur la route ?
— Ça doit pouvoir se faire, répondit le conducteur du chasse-neige. Mais que diable viens-tu faire par ici, mon vieux ? C’est un véritable suicide.
— J’ai une affaire urgente.
— Rien n’est si urgent que ça, lui dit le conducteur lentement et avec la douceur qu’on met à parler à un débile mental. Où vas-tu ? À Estes ?
— Non, à un endroit qui s’appelle l’Overlook, dit Hallorann. C’est un hôtel au-dessus de Sidewinder. Tu connais ?
Le conducteur secoua la tête d’un air soucieux.
— Tu parles si je connais, répondit-il. Mais, mon gars, tu n’y arriveras jamais. Les routes entre Estes Park et Sidewinder sont un véritable enfer. À peine avons-nous fini de déblayer la route devant qu’elle est déjà rebloquée par la neige derrière. À quelques kilomètres d’ici, j’ai traversé des congères qui devaient faire près de deux mètres de haut. Même si tu arrives à rejoindre Sidewinder, la route est fermée à partir de là jusqu’à Buckland, Utah. Non — et il secoua la tête — tu n’y arriveras jamais, mon pote. Jamais.
— Je dois essayer, dit Hallorann, faisant appel à ses dernières réserves de patience afin de garder une voix normale. Il y a un gosse là-haut ?
— Un gosse ? Mais non. L’Overlook est fermé depuis la fin du mois de septembre.
— C’est le fils du gardien. Il est en danger.
— Comment le sais-tu ?
Hallorann perdit patience.
— Nom de Dieu ! Ça va durer encore longtemps, tes questions ? Je le sais, un point c’est tout ! Tu me sors de là, oui ou merde ?
— Tu es de bien mauvais poil à ce que je vois, observa le conducteur sans paraître particulièrement ému. Bien sûr. Remonte dans ta voiture. J’ai une chaîne derrière le siège.
Le chasse-neige fit marche arrière jusqu’à la Buick et Hallorann vit le conducteur ressortir avec une longue chaîne enroulée. Hallorann ouvrit la portière et cria :
— Qu’est-ce que je peux faire pour aider ?
— Ôte-toi du milieu, c’est tout, lui cria le conducteur. Ce sera fini avant que tu puisses dire ouf.
Quand la chaîne se tendit, un frisson parcourut la carcasse de la Buick et une seconde plus tard elle était de nouveau sur la route, tournée plus ou moins dans la direction d’Estes Park. Le conducteur du chasse-neige vint jusqu’à la portière et cogna sur le verre Sécurit. Hallorann abaissa la vitre.
— Merci, dit-il. Je m’excuse de t’avoir engueulé.
— Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, répondit l’autre en souriant. Tu dois être à bout de nerfs.
— Merci, merci mille fois.
— Sois prudent. Je t’aurais bien conduit là-haut, mais j’ai un boulot monstre et je n’en vois pas la fin.
— Ça ne fait rien. Et merci encore.
Il remontait déjà la vitre quand le conducteur l’arrêta :
— Quand tu arriveras à Sidewinder — si tu y arrives — va au garage Conoco. Tu le verras tout de suite, c’est à côté de la bibliothèque municipale. Demande Larry Durkin et dis-lui que tu viens de la part de Howie Cottrel et que tu veux louer un de ses scooters. Si tu dis que tu viens de ma part, il te fera une ristourne.
— Merci encore, dit Hallorann.
Ballotté par le vent, sa casquette toujours crânement vissée au sommet de sa tête, Cottrel s’enfonça dans l’obscurité et disparut après un dernier signe de la main. Hallorann remit le moteur en marche. Les chaînes patinèrent un instant sur la neige, puis finirent par la mordre assez profondément pour faire avancer la Buick. Derrière lui, le conducteur du chasse-neige lui envoya un coup de klaxon pour lui souhaiter bonne route. Il aurait pu s’en dispenser ; Hallorann avait bien senti qu’il avait sa bénédiction.
Dans un des virages en épingle à cheveux, la Buick se mit à chasser, mais Hallorann, serrant les dents, manœuvra si bien qu’il réussit à la redresser. Il mit la radio et tomba sur Aretha Franklin. Elle était la bienvenue ; il aurait toujours plaisir à partager sa Buick Hertz avec elle.
Frappée par une nouvelle rafale de vent, la voiture se remit à tanguer puis à déraper. Hallorann lâcha un juron et se colla encore plus près du volant. Aretha termina sa chanson et le présentateur reprit l’antenne pour dire que sortir en voiture aujourd’hui était le meilleur moyen de se tuer.
Hallorann éteignit le poste.
Il réussit à atteindre Sidewinder, mais seulement après quatre heures et demie de route. Quand il déboucha sur l’Upland Highway, il faisait déjà nuit noire et la tempête n’avait rien perdu de son intensité. Par deux fois, il avait dû s’arrêter, bloqué par des congères qui arrivaient à hauteur du capot, et attendre que les chasse-neige viennent lui ouvrir un passage.