— Mais l’an dernier c’est loin déjà. Maintenant tu es un grand garçon, n’est-ce pas.
— Je suppose que oui, dit Danny en soupirant, et il offrit son bras en sacrifice.
Il remit sa chemise et ses chaussures et, passant par la porte coulissante, pénétra dans le bureau du médecin. Edmonds, assis au bord de son bureau, balançait ses jambes d’un air pensif.
— Salut, Danny.
— Salut.
— Comment va ta main à présent ? demanda-t-il, désignant la main gauche qu’on venait de panser.
— Pas mal.
— Bon. J’ai regardé ton EEG, qui me paraît tout à fait normal. Mais je vais l’envoyer, par acquit de conscience, à un confrère de Denver dont c’est le métier de lire les EEG.
— Oui, monsieur.
— Parle-moi de Tony, Dan.
Les pieds de Danny se mirent à gigoter.
— Ce n’est qu’un ami imaginaire, dit-il. Je l’ai inventé pour me tenir compagnie.
Edmonds rit et posa les mains sur les épaules de Danny.
— Ça, c’est ce que disent tes parents. Mais tu peux parler franchement à ton médecin. Ça restera entre nous. Dis-moi la vérité et je promets de ne rien dire, à moins que tu ne m’en donnes la permission.
Toujours méfiant, Danny dit :
— Je ne sais pas qui est Tony.
— Est-ce qu’il a ton âge ?
— Non. Il a au moins onze ans. Il est peut-être plus âgé, mais je l’ai jamais vu de près. Il pourrait même être assez grand pour conduire une voiture.
— Tu ne le vois que de loin ?
— Oui, monsieur.
— Et il vient toujours juste avant que tu ne t’évanouisses ?
— En fait, je ne m’évanouis pas. Je m’en vais avec lui et il me montre des choses.
— Quel genre de choses ?
— Eh bien…
Danny hésita un moment puis raconta l’histoire de la malle qui contenait les papiers de Papa et que l’on avait crue perdue, mais qui se trouvait en fait sous l’escalier.
— Et ton papa l’a trouvée à l’endroit que Tony avait indiqué ?
— Oui, monsieur. Seulement Tony ne m’a rien dit. Il m’a montré l’endroit.
— Je comprends. Et hier au soir, quand tu t’es enfermé dans la salle de bains, que t’a-t-il montré ?
— Je ne me souviens pas, répondit aussitôt Danny.
— Tu en es sûr ?
— Oui, monsieur.
— Il y a un instant, j’ai dit que c’était toi qui avais fermé à clef la porte de la salle de bains, mais, en fait, c’était Tony, n’est-ce pas ?
— Non, monsieur. Tony n’aurait pas pu fermer la porte à clef puisqu’il n’existe pas. Il voulait que je le fasse et je l’ai fait. C’est moi qui l’ai fermée à clef.
— Est-ce que Tony te montre toujours où se trouvent les objets perdus ?
— Non, monsieur. Quelquefois il me montre ce qui va se passer dans l’avenir.
— Vraiment ?
— Oui. Une fois il m’a montré le parc d’attractions et le zoo de Great Barrington et il m’a dit que mon papa m’y emmènerait pour mon anniversaire. Et c’est ce qu’il a fait.
— Qu’est-ce qu’il t’a encore montré ?
Danny fit un effort pour se souvenir.
— Des panneaux. Il me montre tout le temps des panneaux que je n’arrive presque jamais à lire.
— Pourquoi crois-tu que Tony fait ça, Danny ?
— Je ne sais pas. (Son visage s’éclaira.) Mais Papa et Maman m’apprennent à lire, et je fais de gros efforts pour y arriver.
— Pour pouvoir lire les panneaux de Tony ?
— En fait, je voudrais réellement apprendre à lire. Mais c’est pour les panneaux aussi.
— Est-ce que tu aimes Tony, Danny ?
Danny regarda le sol carrelé sans répondre.
— Danny ?
— C’est difficile à dire, dit Danny. Autrefois je l’aimais. Tous les jours j’espérais qu’il viendrait parce qu’il me montrait toujours des choses agréables, surtout depuis que Papa et Maman ne pensent plus au DIVORCE. (Le regard d’Edmonds se fit plus aigu, mais Danny n’y prêta pas attention. Il fixait le plancher et se concentrait afin de bien s’exprimer.) Mais maintenant quand il vient il me montre des choses désagréables. Des choses terribles, comme hier au soir dans la salle de bains. Ce qu’il m’a montré m’a fait aussi mal que les piqûres de guêpes, seulement c’est ici qu’il m’a fait mal.
Il braqua son index contre sa tempe, mimant sans le savoir le geste du suicide.
— Qu’est-ce qu’il t’a montré, Danny ?
— Je n’arrive pas à m’en souvenir ! s’écria Danny, au supplice. Je vous le dirais si je le pouvais ! C’est comme si je ne voulais pas m’en souvenir. La seule chose que j’ai retenue en me réveillant, c’est le mot TROMAL.
— Trop mal, en deux mots ?
— Non, TROMAL en un seul mot.
— Qu’est-ce que c’est, Danny ?
— Je ne sais pas.
— Danny ?
— Oui, monsieur ?
— Est-ce que tu peux faire venir Tony maintenant ?
— Je ne sais pas. Il ne vient pas toujours. Je ne sais même plus si j’ai encore envie de le voir.
— Essaie, Danny. Je serai là, à côté de toi.
Danny scruta Edmonds d’un air inquiet, puis fit un signe affirmatif de la tête.
— Mais je ne sais pas si ça marchera. Je ne l’ai jamais fait quand quelqu’un me regardait. Et de toute façon, Tony ne vient pas chaque fois.
— S’il ne vient pas, tant pis, dit Edmonds. Tout ce que je te demande, c’est d’essayer.
— O.K.
Danny baissa les yeux, et, tout en fixant les mocassins d’Edmonds qui oscillaient doucement, il se mit à penser à son papa et à sa maman. Ils étaient ici quelque part…, oui, juste derrière la cloison où était accroché ce tableau. Assis côte à côte, ils feuilletaient des revues en silence. Ils se faisaient beaucoup de souci à son sujet.
Un nouvel effort de concentration lui plissa le front. Il essayait de sonder les pensées de sa maman, mais c’était difficile parce qu’elle n’était pas dans la même pièce que lui. Enfin il y parvint. Maman pensait à sa sœur, celle qui était morte. Sa maman pensait que c’était pour ça que sa mère était devenue une
(garce ?)
chipie. Parce que sa fille était morte. Toute petite, elle avait été
(renversée par une voiture oh mon Dieu je ne pourrai jamais rien supporter de pareil pas comme Aileen mais que faire s’il est vraiment malade le cancer une méningite la leucémie une tumeur cérébrale comme le fils de John Gunther la dystrophie musculaire oh Seigneur les enfants de son âge deviennent souvent leucémiques les rayons X la chimiothérapie comment payer tout ça mais après tout ils ne peuvent pas vous laisser crever dans la rue d’ailleurs il n’a rien il n’a rien tu as tort de te mettre dans des états pareils)
(Danny…)
(au sujet d’Aileen et)
(Danni… i… y)
(cette voiture)
(Danni… i… y)
Tony ne vint pas, mais sa voix était là, une voix lointaine que Danny se mit à suivre. Il s’enfonça progressivement dans le noir, puis tout à coup tomba dans un gouffre mystérieux qui s’était ouvert entre les mocassins ballants de Mr Bill. Dans sa chute il entendit des coups retentissants, un tintement de cloche d’église, il aperçut au passage une baignoire où flottait dans la pénombre quelque chose d’horrible, une pendule sous un dôme en verre. Au fond du gouffre, un faisceau de lumière, festonné de toiles d’araignée, perçait faiblement les ténèbres, révélant un dallage de pierre froid et humide. Un bruit tout proche lui parvenait, régulier, rassurant, comme le ronflement engourdissant d’une machine. Voilà ce que Papa va oublier, pensa Danny dans une demi-torpeur.