— C’est encore Tony, dit Jack.
— Pourquoi ces crises ? questionna Wendy. Est-ce que vous avez une idée ?
— J’en ai plusieurs, mais je ne suis pas sûr qu’elles vous plairont.
— Allez-y quand même, dit Jack.
— D’après ce que j’ai compris, son « camarade imaginaire » a été un véritable ami tant que vous êtes restés en Nouvelle-Angleterre. Mais, depuis que vous êtes venus ici, Tony est devenu un personnage inquiétant. Les charmantes idylles d’autrefois se sont transformées en cauchemars tellement effrayants que votre fils n’arrive pas à s’en souvenir. C’est un phénomène courant ; nous nous rappelons plus volontiers les bons rêves que les mauvais.
— Vous croyez que notre départ de la Nouvelle-Angleterre l’a tellement bouleversé ? demanda Wendy.
— C’est possible, surtout si ce changement a eu lieu dans des circonstances traumatisantes, dit Edmonds. Est-ce que c’est le cas ?
Wendy et Jack se regardèrent.
— J’étais professeur dans un collège privé, dit Jack lentement, et j’ai été renvoyé.
— Je vois, dit Edmonds. Il remit sur son support le stylo qu’il tripotait. Mais ce n’est pas tout, malheureusement, et ce que j’ai à vous dire risque de vous blesser. Votre fils semble croire que vous avez sérieusement songé au divorce tous les deux. Il en a parlé avec un certain détachement ; il est persuadé que vous n’y pensez plus.
Jack resta bouche bée et Wendy eut un mouvement de recul comme si on l’avait giflée.
— Nous n’en avons jamais parlé ! dit-elle, tremblante d’émotion. Ni devant lui ni même entre nous ! Nous…
— Je pense qu’il vaut mieux vous dire la vérité, docteur, interrompit Jack. Peu après la naissance de Danny, je suis devenu alcoolique. Déjà, à l’université, j’avais un penchant pour la boisson, qui s’est atténué lorsque j’ai rencontré Wendy. Mais, après la naissance de Danny, le problème s’est aggravé, compromettant même mon travail littéraire que je considère comme ma véritable vocation. Un jour, Danny, qui avait trois ans et demi à l’époque, a renversé de la bière sur le manuscrit d’une pièce de théâtre que j’étais en train de reprendre, et… bref j’ai…, eh bien…, oh merde ! (Sa voix se brisa, mais ses yeux restèrent secs et impassibles.) Quand on le raconte, ça paraît si brutal. Bref, en le retournant pour lui administrer une fessée, je lui ai cassé le bras. Trois mois plus tard, j’ai renoncé à l’alcool et je n’y ai plus touché depuis.
— Je vois, dit Edmonds sur un ton neutre. Je savais, naturellement, qu’il avait eu un bras cassé. La réduction a d’ailleurs été bien faite. (Il se poussa un peu en arrière et croisa les jambes.) Si vous permettez que je vous parle franchement, je n’ai constaté, à l’examen, aucun autre signe de mauvais traitement. À part les piqûres, il ne présente que les bleus et les cicatrices communs à tous les gosses.
— Évidemment, dit Wendy, indignée. Jack ne voulait pas dire que…
Jack interrompit :
— Non, Wendy. Ça ne pouvait pas être un accident. Je devais savoir, inconsciemment, ce que je faisais… Je souhaitais peut-être quelque chose d’encore pire. (Il regarda Edmonds de nouveau.) Je voudrais que vous sachiez, docteur, que c’est la première fois que nous prononçons le mot divorce entre nous. Et nous n’avons jamais évoqué ni mon alcoolisme ni ma brutalité vis-à-vis de Danny.
Ça fait donc trois premières en cinq minutes.
— Justement, c’est peut-être là que le bât blesse, dit Edmonds. Je ne suis pas psychiatre et, si vous désirez en consulter un pour Danny, je peux recommander celui du centre médical de Mission Ridge, à Boulder. Mais je suis à peu près sûr de mon diagnostic. Danny est un garçon intelligent, imaginatif et perspicace. Je ne pense pas qu’il aurait été aussi bouleversé par vos problèmes conjugaux que vous semblez le croire. Les enfants savent se montrer très philosophes. Ils ne comprennent ni la honte ni le besoin de dissimuler.
Jack observait ses mains et Wendy en prit une pour la serrer.
— Mais il sentait très bien ce qui clochait. Et, de son point de vue à lui, le principal n’était pas le bras cassé, mais le lien cassé — ou en train de se casser — entre vous deux. Il m’a parlé du divorce, mais non du bras cassé. Quand mon infirmière a fait allusion à cet accident, il s’est contenté de hausser les épaules. Ce n’était pas un point sensible. Il a dit quelque chose comme : « C’est arrivé il y a longtemps. »
— Quel gosse ! marmonna Jack, les mâchoires serrées, le visage tendu. Nous ne méritons pas de l’avoir.
— N’empêche que vous l’avez, dit Edmonds sèchement. Et c’est un enfant qui aime à se retirer dans un monde de rêves. Ça n’a rien d’extraordinaire en soi ; c’est le cas de beaucoup d’enfants. Si j’ai bon souvenir, à l’âge de Danny, j’avais, moi aussi, un ami imaginaire. C’était un coq qui parlait et que j’appelais Coco. Évidemment, j’étais seul à pouvoir le voir. J’avais deux frères plus âgés qui n’appréciaient pas toujours ma compagnie. À ces moments-là, Coco m’était drôlement utile. Je pense que vous avez compris pourquoi l’ami imaginaire de Danny s’appelle Tony au lieu de s’appeler Mike, Hal ou Dutch.
— Bien sûr, dit Wendy.
— Est-ce que vous le lui avez fait remarquer ?
— Non, dit Jack. Faut-il le faire ?
— À quoi bon ? Laissez-le découvrir cela par lui-même quand il le voudra. Voyez-vous, l’imagination créatrice de Danny a fait de Tony un ami invisible exceptionnellement intéressant. Ce que Tony apprend à Danny est souvent utile ou agréable, parfois même étonnant. Naturellement Danny en est venu à attendre ses visites avec la plus grande impatience. Tantôt Tony lui montre où se trouve la malle perdue de Papa… sous l’escalier ; tantôt il lui apprend que Papa et Maman vont l’emmener au parc d’attractions pour son anniversaire…
— À Great Barrington ! s’exclama Wendy. Mais comment a-t-il pu le savoir ? Quelquefois ce qu’il raconte me fait peur. C’est comme si…
— Comme s’il avait le don de seconde vue ? interrogea Edmonds, souriant.
— Vous savez qu’il avait une coiffe à la naissance, dit Wendy d’une voix presque inaudible.
Le sourire d’Edmonds se transforma en un gros rire franc. Jack et Wendy échangèrent un regard et sourirent eux aussi, étonnés de découvrir qu’ils pouvaient se parler à cœur ouvert des pressentiments de Danny. C’était encore un de ces sujets qu’ils n’avaient pas souvent abordés ensemble.
— Bientôt vous allez me soutenir qu’il se soulève par lévitation, dit Edmonds, toujours souriant. Non, soyons sérieux. Ce n’est pas la perception extra-sensorielle qui est à l’origine de ces phénomènes. C’est tout simplement notre bonne vieille perception humaine, que Danny possède au plus haut point. Mr Torrance, Danny savait que votre malle se trouvait sous l’escalier de la cave parce que vous aviez sans doute regardé partout ailleurs. Il est arrivé à cette conclusion par voie d’élimination, tout bêtement.
« Quant au parc d’attractions de Great Barrington, qui a eu le premier l’idée d’y aller ? Vous ou lui ?
— Lui, naturellement, dit Wendy. Il y avait des spots publicitaires tous les matins dans les émissions enfantines. Il avait une envie folle d’y aller. Malheureusement nous n’avions pas les moyens de l’y emmener, et nous le lui avions dit.
— Puis une revue masculine à qui j’avais vendu une nouvelle en 1971 m’a envoyé un chèque de cinquante dollars, dit Jack. Ils allaient réimprimer la nouvelle dans un recueil annuel. Nous avons décidé de dépenser cet argent pour Danny.