18.
L’ALBUM
C’était le 1er novembre. Malgré l’époque tardive, le beau temps persistait et ils étaient tous les trois bronzés par le soleil. Wendy et Danny, partis se promener, avaient pris la vieille route défoncée derrière le court de roque qui montait jusqu’à la scierie abandonnée trois kilomètres plus haut. C’est pendant leur absence que Jack découvrit l’album.
Descendu au sous-sol pour réduire la pression de la chaudière, il avait subitement eu envie d’aller jeter un coup d’œil sur les vieux papiers. Ce serait en même temps l’occasion de repérer les meilleurs endroits pour poser ses pièges à rat, même s’il n’avait pas l’intention de le faire avant un mois — « Je veux d’abord être sûr qu’ils sont tous rentrés de vacances », avait-il dit à Wendy.
Il alla prendre la torche électrique sur l’étagère à côté du schéma de la plomberie et, dépassant la cage de l’ascenseur, s’enfonça dans l’obscurité.
Tout en sifflant entre ses dents un air monocorde, il promenait autour de lui le faisceau lumineux. Des montagnes de papiers, véritable chaîne des Andes en miniature, surgissaient de l’ombre, des dizaines de boîtes et de cartons bourrés de papiers ramollis par l’humidité, jaunis par le temps. Certaines boîtes avaient crevé, répandant sur le dallage leurs feuilles fanées. Dans d’autres on apercevait ce qui ressemblait à des registres et des liasses de factures maintenues par des élastiques.
La torche à la main, Jack passait entre les piles de carton, cherchant les traces de rats. Mais il ne trouva que quelques crottes desséchées et des nids, faits de lambeaux de papier soigneusement déchirés et visiblement abandonnés depuis longtemps.
Jack tira un journal d’une des liasses et jeta un coup d’œil sur la manchette :
Le journal s’intitulait le Rocky Mountain News et il datait du 19 décembre 1963. Jack le remit sur la pile. Il se disait que n’importe qui aurait éprouvé la même fascination que lui pour ces vieux journaux dont les nouvelles s’étaient déjà transformées en histoire. Il y avait des lacunes dans ces archives : de 1937 à 1945, puis de 1957 à 1960 et encore de 1962 à 1963. Ç’avait dû être les années où l’hôtel était resté fermé, pensa-t-il.
La version qu’Ullman lui avait donnée des difficultés de l’Overlook lui avait toujours paru suspecte. Rien que son emplacement extraordinaire aurait dû, à son avis, lui assurer une réussite continue. Le beau monde avait toujours eu ses lieux de prédilection, et l’Overlook aurait pu, de toute évidence, occuper une place de choix dans ses migrations saisonnières. Même le nom, Overlook, avait la consonance voulue. L’itinéraire idéal devait comprendre le Waldorf en mai, le Bar Harbor House en juin-juillet, l’Overlook en août et début septembre et, à l’automne, les Bermudes, La Havane ou Rio. Les vieux registres de réception qu’il avait découverts confirmaient ses théories. Nelson Rockefeller, en 1950 ; Henry Ford et famille, en 1927 ; Jean Harlow, Clark Gable et Carole Lombard, en 1930. En 1956, « Darryl F. Zanuck et sa suite » avaient loué tout le troisième étage pour une semaine. Oui, pour que l’Overlook fasse de mauvaises affaires, il fallait vraiment le gérer en dépit du bon sens.
L’histoire était là, sans aucun doute, et pas seulement dans les gros titres des journaux. Elle se cachait entre les lignes de ces registres, de ces livres de comptes, de ces factures.
Stimulé par ses découvertes, il se promenait lentement parmi les monceaux de papiers. Avec une agilité d’esprit prodigieuse, il dégageait les lignes maîtresses de cette histoire dont aucun détail ne semblait échapper à son pouvoir d’analyse. Il y avait des années qu’il n’avait pas connu une exaltation pareille et il se sentit tout à coup capable d’écrire ce livre auquel il avait songé sans trop y croire. Et c’était ici, enterré sous ces amas de papiers, qu’il en trouverait le sujet.
Sous la lumière tamisée par les toiles d’araignée il se redressa, tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya les lèvres d’un geste machinal. Ce fut alors qu’il aperçut l’album.
Il était là, à sa gauche, perché en équilibre instable au sommet d’une tour de Pise de vieux cartons qui menaçaient ruine depuis des années. Ses pages étaient serrées entre deux feuilles de carton, revêtues de cuir blanc et reliées par un cordonnet d’or dont les nœuds chatoyants brillaient dans la pénombre.
Piqué par la curiosité, il alla le prendre. Une épaisse couche de poussière s’était déposée sur la couverture et, le soulevant à hauteur de ses lèvres, il souffla dessus pour la faire envoler. Quand il ouvrit l’album, une carte s’en échappa qu’il rattrapa au vol. Elle portait, gravée sur du beau bristol, une vue de l’hôtel, toutes fenêtres illuminées. Il avait l’impression d’être invité à pénétrer dans l’Overlook d’il y a trente ans.
Le dîner sera servi à 20 heures ! À minuit on ôtera les masques et le bal commencera !
Il imaginait les hommes les plus riches d’Amérique avec leurs femmes, tous réunis dans la salle à manger, il voyait leurs smokings et leurs chemises amidonnées, éclatantes de blancheur, les escarpins étincelants à talon-aiguille, il entendait la musique de l’orchestre, le tintement des verres, les détonations joyeuses des bouchons de champagne. La guerre était finie — ou presque — et un avenir glorieux et paisible s’étendait devant eux. L’Amérique était devenue la plus grande puissance du monde, elle en avait pris conscience et accepté ce rôle.
Plus tard dans la soirée, c’est Derwent lui-même qui avait crié : « Enlevez vos masques ! Enlevez vos masques ! » Et les masques étaient tombés.
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir !)
Soudain déconcerté, il se demandait d’où sortait cette citation. Ah ! oui, elle était de Poe, ce prince des écrivassiers. Mais pourquoi avait-elle surgi dans son esprit au moment où il regardait cette carte d’invitation avec sa gravure d’un Overlook si fastueux ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre cet élégant palace et le monde ténébreux d’Edgar Allan Poe ?
Il remit l’invitation à sa place et tourna la page. Il trouva là une coupure d’un journal de Denver avec, griffonnée au-dessous, la date du 15 mai 1947.