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(Par David Felton, notre envoyé spécial.)

L’hôtel Overlook a plusieurs fois fêté sa réouverture depuis les trente-huit années de son existence, mais rarement avec autant de panache que cette fois-ci, sous les auspices d’Horace Derwent, le mystérieux milliardaire californien qui en est le nouveau propriétaire.

Derwent, qui ne cache pas avoir investi plus d’un million de dollars dans cette opération — et certains prétendent que le chiffre exact approcherait plutôt les trois millions —, dit que « le nouvel Overlook sera le nec plus ultra des palaces, le genre d’hôtel dont on se rappellera, trente ans après, la nuit qu’on y a passée ».

Interrogé sur la possibilité que l’achat et la remise à neuf de l’Overlook signalent le début d’une campagne en faveur de la légalisation du jeu dans l’État du Colorado, Derwent, gros bonnet des industries aéronautique et maritime, armateur, producteur de cinéma et, d’après la rumeur publique, propriétaire de nombreux casinos à Las Vegas, a opposé un démenti, déclarant que l’introduction du jeu à l’Overlook ne ferait qu’en rabaisser le standing.

Un sourire rêveur aux lèvres, Jack continua de feuilleter et tomba sur une pleine page de publicité parue dans la section touristique de l’édition dominicale du New York Times. À la page suivante, il y avait un reportage sur Derwent lui-même, avec une vieille photo de lui, fanée par l’âge, mais où ses yeux de rapace brillaient toujours avec un même éclat féroce. À moitié chauve, portant des verres sans monture, sa fine moustache en trait de crayon n’arrivait pas à le faire ressembler à Errol Flynn. Il avait le faciès d’un comptable et sa seule singularité était son regard.

Jack parcourut l’article à toute allure. Un reportage paru dans Newsweek un an auparavant l’avait déjà familiarisé avec les grandes lignes de la vie de Derwent. Né sans le sou à St. Paul, il n’avait jamais terminé ses études secondaires et s’était engagé dans la marine où il avait obtenu rapidement de l’avancement. C’est de cette époque-là que datait sa première invention, un nouveau type d’hélice. Mais un conflit éclata entre lui et ses employeurs à propos du brevet d’invention et il donna sa démission. Dans l’épreuve de force qui suivit, opposant à la marine un jeune inconnu du nom de Horace Derwent, l’Oncle Sam, comme il fallait s’y attendre, sortit vainqueur. Mais, par la suite, les nouveaux brevets de Derwent lui filèrent tous sous le nez.

À la fin des années vingt et au début des années trente, Derwent s’orienta vers l’aéronautique. Il racheta une petite compagnie en faillite qui s’était spécialisée dans l’épandage des insecticides, la reconvertit en service postal aérien et la fit prospérer. D’autres brevets suivirent : un nouveau modèle d’ailes pour les avions monoplans, un porte-bombes qui, incorporé par la suite aux forteresses volantes, allait servir à faire pleuvoir le feu sur Hambourg, Dresde et Berlin, une mitrailleuse à système de refroidissement à alcool et un siège éjectable, prototype de ceux qu’on utilisa plus tard sur les avions à réaction.

Et toujours, le comptable qui doublait l’inventeur faisait fructifier les bénéfices. Il racheta quelques usines de munitions dans les États de New York et du New Jersey, cinq fabriques de textiles en Nouvelle-Angleterre et des usines de produits chimiques dans le Sud encore ruiné. Ces compagnies, qu’il avait acquises pour une bouchée de pain et qui étaient invendables, sinon à perte, constituaient, à la fin de la dépression, toute sa fortune et Derwent aimait dire à l’époque que même s’il vendait tout ce qu’il possédait, il arriverait tout juste à se payer une Chevrolet d’occasion.

Le bruit avait couru, Jack s’en souvint, que Derwent n’était pas toujours très regardant quant aux moyens utilisés pour se maintenir à flot. Il aurait été mêlé au commerce clandestin de l’alcool et à la prostitution dans certains États du Centre, à la contrebande le long de la côte sud et à l’établissement des maisons de jeu dans l’Ouest.

Sa plus célèbre opération financière restait sans doute l’achat des Top Mark Studios, une compagnie de cinéma alors en pleine déroute. Il avait mis à sa tête un certain Henry Finkel, homme d’affaires futé et obsédé sexuel de surcroît, qui, pendant les deux années qui précédèrent l’attaque de Pearl Harbor, jeta sur le marché une soixantaine de films dont cinquante-cinq en prenaient à leur aise avec les règles pudibondes de la censure. Si les cinq autres n’en faisaient pas autant, c’est qu’il s’agissait de films éducatifs, commandés par le gouvernement. Les films commerciaux avaient connu un grand succès. Dans le plus célèbre d’entre eux, l’héroïne, grâce à un nouveau modèle de soutien-gorge sans bretelles, avait pu, dans la grande scène du bal, révéler tous ses charmes à la seule exception d’un grain de beauté sous le pli de sa fesse droite. On passa sous silence le nom du petit costumier qui était responsable de cette belle invention et toute la gloire — ou plutôt la notoriété — revint à Derwent.

C’est pendant la guerre qu’il était devenu riche et il l’était resté. Il habitait Chicago où on le voyait rarement, sinon au conseil d’administration de Derwent Enterprises, qu’il menait de main de maître. On n’hésitait pas à le dire propriétaire non seulement d’United Airlines et de Las Vegas (où il détenait, de notoriété publique, la majorité des actions dans quatre hôtels-casinos et avait des intérêts dans au moins six autres), mais même de Los Angeles, voire des U.S.A. tout entiers. Réputé l’homme le plus riche du monde, il fréquentait indifféremment les princes, les présidents et les rois de la pègre.

N’empêche qu’il avait été incapable de faire prospérer l’Overlook, songea Jack, qui posa un instant l’album pour tirer de la poche de sa chemise le petit carnet et le porte-mine qu’il y gardait et noter Enquête sur H. Derwent, bibliothèque de Side. L’air préoccupé et lointain, il remit le carnet dans sa poche et reprit l’album. Tout en tournant les pages, il n’arrêtait pas de s’essuyer la bouche.

Une coupure du 1er février 1952 le fit sursauter :

DERWENT LIQUIDE SES INVESTISSEMENTS DANS LE COLORADO
Le célèbre milliardaire révèle la vente de l’Overlook à une société californienne
(Par Rodney Conklin, notre chroniqueur financier.)

Dans un bref communiqué, le siège central des Derwent Enterprises à Chicago a révélé que le milliardaire Horace Derwent vient de se défaire de tous ses investissements dans le Colorado. Cette importante transaction financière sera signée le 1er octobre 1954. En plus de ses actions dans le gaz naturel, le charbon et l’énergie hydro-électrique, Derwent avait à son nom une société immobilière qui a acheté ou pris une option sur un million d’hectares de terrains dans le Colorado.

De tout cet empire financier, il n’y a guère que l’hôtel Overlook qui soit connu du grand public. Dans une de ses rares interviews, Derwent a annoncé hier que l’Overlook vient d’être vendu à une société anonyme dirigée par Charles Grondin, ancien directeur d’une association pour la mise en valeur des terres de la Californie. Bien que Derwent ait refusé de divulguer les termes du contrat, nous avons appris, de source sûre…

Il avait donc vendu l’hôtel et tout le bataclan. Certes, l’Overlook n’était pas seul concerné, mais, tout de même, c’était bizarre…

Le consortium californien n’avait tenu que deux saisons, après quoi l’hôtel avait été vendu à une association de promoteurs qui s’intitulait Société pour le développement du Colorado. Celle-ci avait fait faillite en 1957 au milieu d’accusations de corruption, de pots-de-vin et de détournements de fonds. Le président de l’association s’était tiré une balle dans la tête à la veille de sa comparution devant le juge d’instruction.