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Ensuite, l’hôtel était resté fermé pendant cinq ans. Pour cette période-là, il n’y avait qu’un seul article à son sujet, un reportage dans une édition dominicale intitulé L’ANCIEN PALACE TOMBE EN RUINE. Jack eut le cœur serré en regardant les photos qui illustraient l’article : la peinture écaillée du porche, le gazon brûlé qui retournait à l’état sauvage, les vitres cassées par les orages ou par les pierres. S’il arrivait un jour à écrire ce livre, il consacrerait un chapitre à cette période : « Le phénix qui renaît de ses cendres. » Il se jura d’entretenir l’hôtel de son mieux. Il avait l’impression de comprendre pour la première fois la gravité de sa responsabilité vis-à-vis de l’Overlook. C’était un peu comme s’il remplissait une mission historique. Se frottant les lèvres, il tourna la page suivante.

Arrivé au dernier tiers de l’album, il se demanda tout à coup à qui il pouvait bien appartenir et pourquoi on l’avait laissé là, juché au sommet d’une pile de cartons qui pourrissaient au sous-sol.

Une nouvelle manchette, celle du 10 avril 1963 :

UN CONSORTIUM DE LAS VEGAS ACHÈTE UN CÉLÈBRE HÔTEL DU COLORADO
L’Overlook, station de montagne de luxe, devient un club privé

Robert T. Leffing, porte-parole d’un groupe de promoteurs connu sous le nom de « Mutuelle des Stations de Montagne », vient de conclure un accord concernant le célèbre palace Overlook, perché dans les Rocheuses. Tout en refusant de donner les noms des sociétaires, Leffing a affirmé que l’hôtel allait devenir un club privé très sélect. Il a déclaré que la société qu’il représente espère intéresser à ce club les P.D.G. des grands trusts américains et étrangers.

L’article suivant, daté de quatre mois plus tard, n’était qu’un entrefilet. Les nouveaux gérants de l’Overlook avaient ouvert l’hôtel. Apparemment le journal n’avait pas pu ou n’avait pas voulu apprendre les noms des principaux sociétaires, car le seul qui figurât dans la notice était celui de la Mutuelle des Stations de Montagne. Avec un nom pareil, se dit Jack, c’était certainement la société la plus anonyme qu’il ait jamais connue, à part une chaîne de magasins de bicyclettes et d’électro-ménager en Nouvelle-Angleterre qui s’appelait Business, Inc.

Il ouvrit de grands yeux en lisant la coupure de la page suivante.

RETOUR DE DERWENT DANS LE COLORADO PAR LA PORTE DE SERVICE ?
Le P.D.G. de la Mutuelle des Stations de Montagne n’est autre que Charles Grondin
(Par Rodney Conklin, notre chroniqueur financier.)

L’Overlook, hôtel de renommée internationale situé dans les montagnes du Colorado et anciennement propriété du milliardaire Horace Derwent, est au cœur d’une affaire de gros sous fort embrouillée qui commence à peine à faire surface.

Le 10 avril de l’an dernier, une firme de Las Vegas avait racheté l’hôtel dans le but d’en faire un club privé à l’intention des P.D.G. des grands trusts américains et étrangers. Des sources dignes de foi prétendent que le directeur de cette association, qui s’appelle la Mutuelle des Stations de Montagne, est Charles Grondin, 53 ans, directeur de la société californienne « Terrains à Bâtir » jusqu’en 1959, date à laquelle il donna sa démission pour devenir vice-président du bureau central des Entreprises Derwent, à Chicago.

Cette nouvelle a fait courir le bruit que la Mutuelle des Stations de Montagne n’est qu’un paravent et qu’à travers Grondin c’est Derwent lui-même qui est devenu propriétaire de l’Overlook pour la deuxième fois, et dans des circonstances fort curieuses.

Il nous a été impossible de joindre Grondin qui, en 1960, avait été traduit en justice pour fraude fiscale puis acquitté. Derwent, qui garde jalousement le secret sur ses affaires financières, a refusé tout commentaire, hier, quand nous l’avons contacté au téléphone. Un représentant de la législature de l’État, Dick Bows, a réclamé que l’on fasse toute la lumière sur cette affaire.

Cette coupure-là portait la date du 27 juillet 1964. La suivante était un article paru dans une édition dominicale de septembre de la même année, et signé « Josh Brannigar », un journaliste redresseur de torts et grand ennemi de la corruption, émule de Jack Anderson.

ZONE FRANCHE POUR LA MAFIA DANS LE COLORADO ?
(Par Josh Brannigar.)

Le nouveau rendez-vous des rois de la pègre semble être l’Overlook, un grand hôtel perdu au cœur des Rocheuses. Ce palace, qui a dû changer de mains une douzaine de fois depuis son ouverture en 1910, a toujours été un cadeau empoisonné pour les malheureux individus et sociétés qui ont essayé d’en tirer quelque profit. Aujourd’hui, on y a organisé, à l’abri des regards indiscrets, un club privé destiné ostensiblement à permettre aux hommes d’affaires de se détendre et de se divertir. On nous dit que les nouveaux sociétaires de l’hôtel sont dans les affaires, mais lesquelles ? Voilà ce que nous cherchons à tirer au clair.

Nous avons pu nous en faire une petite idée grâce à une liste des membres qui ont séjourné à l’hôtel pendant la semaine du 16 au 23 août. Cette liste, que nous publions ci-dessous, nous a été transmise par un ancien employé de la Mutuelle des Stations de Montagne, société qu’on avait d’abord prise pour un paravent des Entreprises Derwent, mais qui semble en fait appartenir à certains gros bonnets de Las Vegas dont les relations avec la Mafia ne sont plus à prouver.

Il y en avait bien davantage, mais Jack se contenta de parcourir rapidement l’article, sans cesser de s’essuyer les lèvres de sa main.

Mon Dieu ! Quelle histoire ! Et ils avaient tous habité là, dans ces chambres vides, directement au-dessus de lui. Il y avait de quoi écrire tout un roman, et quel roman ! Fiévreusement il tira de nouveau le carnet de sa poche et griffonna dessus une note pour se rappeler de faire une enquête à la bibliothèque de Denver sur les principaux intéressés des transactions. Si chaque hôtel avait son fantôme, l’Overlook en avait, lui, toute une armée ! D’abord le suicide, ensuite la Mafia, et quoi encore ?

La coupure de la page suivante était si volumineuse qu’on avait dû la plier. Jack la déplia et retint son souffle. Il eut l’impression que la photographie lui sautait au visage ; bien que le papier peint eût été changé depuis, il reconnaissait parfaitement cette fenêtre-là avec sa vue : c’était la baie occidentale de la suite présidentielle. Après le suicide et la Mafia il y avait donc eu l’assassinat. Le mur du salon, près de la porte de la chambre, était taché de sang et d’une matière gélatineuse qui devait être des débris de cervelle. Un flic au visage impassible montait la garde près d’un cadavre caché sous une couverture.

Sous la coupure, quelqu’un avait griffonné d’une écriture épaisse à la pointe bic : Et ils ont emporté ses couilles avec eux. Jack resta longtemps les yeux rivés sur ce graffiti qui lui faisait froid dans le dos. Mais à qui donc appartenait cet album ?