Elle rangea la vaisselle sale dans l’évier puis revint vers lui.
— Est-ce que tu es heureux ici, Danny ?
Une moustache de lait sur sa lèvre, il leva sur elle son regard candide.
— Oui.
— Plus de mauvais rêves ?
— Non.
Tony était revenu une fois la nuit et l’avait appelé de sa voix lointaine, mais Danny avait fermé les yeux très fort pour ne pas le voir et il était parti.
— Tu en es sûr ?
— Oui, ’man.
Elle parut satisfaite.
— Comment va ta main ? Il la remua pour elle.
— Elle va bien.
Elle hocha la tête. Jack avait retiré le nid du bol en pyrex plein de guêpes gelées et l’avait brûlé derrière la remise, dans l’incinérateur à ordures. Il avait écrit à un avocat de Boulder et avait joint à sa lettre les photos de la main piquée. L’avocat, qui avait téléphoné deux jours auparavant, avait eu avec Jack une conversation dont l’unique résultat avait été de le mettre de mauvaise humeur pour le restant de l’après-midi. Étant donné qu’il n’y avait que son propre témoignage pour prouver qu’il avait bien suivi les instructions accompagnant la bombe, l’avocat doutait que Jack pût avoir gain de cause devant un tribunal. Jack lui avait demandé si en testant d’autres bombes de la même marque on n’arriverait pas à établir un défaut de fabrication. L’avocat avait répondu que, même si toutes les bombes étaient défectueuses, le jugement ne leur serait pas favorable pour autant. Et il avait raconté à Jack l’histoire d’un homme qui s’était brisé le dos en tombant d’une échelle et qui avait intenté un procès contre le fabricant sans en obtenir un sou.
Wendy avait compati à sa déception, mais en son for intérieur elle était soulagée de voir que Danny s’en était tiré à si bon compte. Il valait mieux laisser les procès à ceux qui s’y connaissaient, c’est-à-dire à d’autres que les Torrance. Et depuis, ils n’avaient plus vu de guêpes.
— Va jouer, prof. Amuse-toi bien.
Mais il ne s’était pas amusé. Il avait fait le tour de l’hôtel, se promenant à pas feutrés sur la moquette bleue aux festons noirs. Errant sans but, il avait mis le nez partout, furetant en vain dans les placards des femmes de ménage et dans l’appartement du concierge à la recherche de quelque chose d’intéressant. Il avait essayé d’ouvrir quelques portes, mais elles étaient toutes fermées à clef. Il savait où son père suspendait le passe-partout dans le bureau de la réception, mais Papa lui avait défendu d’y toucher. D’ailleurs il n’avait pas envie d’y toucher. Pas du tout.
(Mais que diable fais-tu là ?)
En fait, s’il se trouvait là, ce n’était pas par hasard. Il avait été attiré vers la chambre 217 par une sorte de curiosité morbide. Il s’était rappelé une histoire que son père lui avait lue un soir. Il y avait longtemps de cela, mais l’impression que cette histoire lui avait laissée restait aussi vive qu’au premier jour. C’était un soir où Papa était ivre et Maman l’avait grondé en lui disant qu’on n’avait pas idée de lire une histoire aussi effrayante à un enfant de trois ans. L’histoire s’intitulait Barbe-Bleue, mais il s’agissait surtout de la femme de celui-ci, une jolie dame qui avait des cheveux couleur de maïs comme Maman. Après leur mariage, Barbe-Bleue et sa femme étaient allés habiter un grand château ténébreux qui ressemblait un peu à l’Overlook. Et tous les jours, avant de partir à son travail, Barbe-Bleue recommandait à sa jolie petite femme de ne pas aller regarder dans la chambre qu’il fermait à clef, bien que la clef fût à sa portée, suspendue à un crochet, exactement comme le passe-partout l’était au mur de la réception. Mais cette chambre fermée à clef avait éveillé la curiosité de la femme de Barbe-Bleue. Elle avait essayé de jeter un coup d’œil à l’intérieur en regardant par le trou de la serrure comme Danny avait fait par la serrure de la chambre 217, mais sans davantage de succès. Il y avait même une image qui la montrait à quatre pattes, essayant de regarder par-dessous la porte, mais la fente n’était pas assez large pour qu’elle puisse voir. Enfin, n’y tenant plus, elle l’avait ouverte et…
L’artiste qui avait illustré le vieux livre de contes de fées avait noté tous les détails de la scène avec une délectation morbide. Les têtes des sept femmes précédentes de Barbe-Bleue étaient posées sur des piédestaux. Leurs yeux révulsés ne laissaient voir que le blanc et leurs bouches grandes ouvertes semblaient pousser des hurlements silencieux. Le sang ruisselait de leurs cous sauvagement déchiquetés sur le fût des piédestaux.
Terrifiée, la femme de Barbe-Bleue s’apprêtait à fuir quand, se retournant, elle se trouva nez à nez avec son mari. La foudroyant du regard, il lui barra le chemin. « Je t’avais interdit d’entrer dans cette pièce, s’écria-t-il. Malheureuse ! Tu as cédé à la même curiosité qui a perdu mes sept autres femmes et, bien que tu sois ma préférée, tu vas connaître le même sort qu’elles. Prépare-toi à mourir ! »
Danny se souvint vaguement qu’à la fin tout s’était arrangé, mais cette fin heureuse ne pesait pas lourd en face des deux images terribles qui restaient gravées dans sa mémoire : celle de la porte fermée à clef sur son affreux secret et celle du secret lui-même, les sept têtes coupées.
Il avança la main et caressa la poignée de la porte, presque furtivement. Depuis combien de temps regardait-il, hypnotisé, cette banale porte grise ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Il plongea la main gauche dans sa poche et en tira le passe-partout qui, comme par hasard, s’y trouvait.
Il l’avait pris par sa plaquette d’identification carrée sur laquelle on avait écrit BUREAU au stylo-feutre. Il se mit à faire tournoyer la clef au bout de sa chaîne et la regarda voltiger. Au bout de quelques minutes, lassé de ce jeu, il glissa dans la serrure le passe-partout qui s’y introduisit d’un seul coup, comme s’il n’avait attendu que ça.
(J’ai cru voir des choses, de vilaines choses… promets-moi de ne jamais y mettre les pieds.)
(Je te le promets.)
Une promesse, évidemment, ne se faisait pas à la légère. Mais il n’arrivait pas à contenir sa curiosité ; elle le tourmentait, le démangeait comme une urticaire mal placée qu’on n’arrive pas à gratter. C’était une curiosité morbide, celle qui nous pousse à regarder entre nos doigts pendant les scènes d’horreur au cinéma. Seulement ce qui se trouvait derrière cette porte n’était pas du cinéma.
(Je ne crois pas que tes visions puissent te faire de mal… elles sont comme des images dans un livre…)
Tout à coup, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il retira le passe-partout de la serrure et le remit dans sa poche. Il resta encore un moment ses yeux gris-bleu fixés sur la porte, puis tourna les talons et s’en alla vers le couloir principal.
Soudain il s’arrêta, sans trop savoir pourquoi. Il se souvint alors que sur le chemin du retour, accroché au mur du couloir principal, il y avait un de ces vieux extincteurs à tuyau, enroulé sur lui-même comme un serpent endormi.
Ce n’était pas un extincteur chimique, avait dit Papa, bien qu’à la cuisine il y en eût de ce type-là. Celui-ci était le prototype des extincteurs modernes à aspersion. Le long tuyau de toile se branchait directement sur les conduites d’eau et il suffisait d’ouvrir une vanne pour disposer d’une arme qui valait bien toute une brigade de sapeurs-pompiers. Papa avait dit pourtant que les extincteurs chimiques, qui projetaient de la mousse ou du gaz carbonique, étaient plus efficaces. Les produits chimiques étouffaient les flammes qu’ils privaient de l’oxygène dont elles avaient besoin pour brûler, alors qu’un jet pressurisé pouvait même les activer.