Danny jeta un coup d’œil dans le couloir principal.
L’extincteur était bien là, relié par un long tuyau plat, replié une douzaine de fois sur lui-même, à un réservoir cylindrique rouge accroché au mur. Au-dessus de l’extincteur il y avait une hache, enfermée comme une pièce de musée dans une vitrine portant en lettres blanches sur fond rouge l’inscription : EN CAS DE FORCE MAJEURE CASSER LA VITRE. Danny savait lire les mots EN CAS DE FORCE MAJEURE parce que c’était le titre d’une de ses émissions de télévision préférées, mais il n’était pas sûr des autres mots. Il n’aimait pas qu’on parlât de CAS DE FORCE MAJEURE à propos de ce long tuyau plat. Les CAS DE FORCE MAJEURE, c’étaient les incendies, les explosions, les accidents de voiture, les blessés, les morts parfois. Il n’aimait pas non plus l’air narquois de ce tuyau accroché au mur. Quand il était seul, il suffisait qu’il tombât sur un de ces extincteurs pour détaler à toutes jambes sans raison, et rien qu’à courir il se sentait plus en sécurité.
Le cœur battant, il déboucha dans le couloir principal et jeta un coup d’œil en direction de l’escalier. Il n’avait qu’à avancer tout droit, sans faire attention à l’extincteur, et descendre l’escalier. Il s’engagea dans le grand couloir, rasant de si près le mur opposé à l’appareil que son bras gauche frôla la précieuse tapisserie de soie. Plus que vingt pas à faire pour dépasser l’extincteur, plus que quinze, douze.
Quand il ne fut plus qu’à dix pas, la lance en cuivre glissa soudain de son support et tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Elle visait maintenant Danny de son bout percé. Tremblant de peur, Danny resta cloué sur place. Le sang bourdonnait dans ses oreilles, battait à ses tempes. Il avait la bouche sèche et il serrait les poings de toutes ses forces.
Oui, elle était tombée. Et après ? Ce n’était qu’un extincteur, rien de plus. Il fallait être fou pour s’imaginer qu’elle pouvait être une de ces vipères qu’il avait vues dans Le Monde des animaux et qu’il aurait dérangée dans son sommeil…, même si la toile surpiquée ressemblait à des écailles. Il n’avait qu’à l’enjamber et à suivre le couloir jusqu’à l’escalier, en pressant peut-être un peu le pas pour éviter qu’elle n’essaie de le mordre ou de s’enrouler autour de son pied.
Imitant inconsciemment son père, il s’essuya les lèvres de sa main gauche et fit un pas en avant. Le tuyau ne bougea pas. Encore un pas. Toujours rien. Tu vois comme tu es bête ? À force de penser à cette chambre maudite et à cette histoire idiote de Barbe-Bleue, tu t’es laissé monter la tête. Ça fait probablement cinq ans que cette lance est sur le point de tomber de son support, voilà tout.
Les yeux rivés sur la lance qui gisait à terre, Danny se rappela les guêpes.
Étincelant paisiblement sur la moquette, la lance semblait dire : « Ne t’inquiète pas. Je ne suis qu’un tuyau, rien de plus. Et, même si j’étais une vipère, je ne te ferais pas beaucoup plus mal qu’une abeille. Ou une guêpe. Car que veux-tu que je fasse à un mignon petit garçon comme toi, sinon le mordre et le remordre ! »
Le sang se glaça dans ses veines. Presque hypnotisé, il fixait le trou noir au milieu du bout de la lance. Elle était peut-être pleine de guêpes, de guêpes secrètes, leurs petits corps marron gonflés de venin, d’un venin automnal qui coulait de leurs dards en grosses gouttes.
Soudain il comprit qu’il était quasiment paralysé de terreur ; que s’il ne se forçait pas tout de suite à avancer, ses pieds finiraient par rester collés à la moquette. Il était fasciné par ce trou noir comme un oiseau par un serpent. Allait-il rester là jusqu’à ce que son père vînt le trouver ? Et que se passerait-il alors ?
Il poussa un gémissement aigu et se mit à courir. Quand il arriva à hauteur du tuyau, celui-ci, sous l’effet de quelque jeu de lumière, parut se mettre à bouger, à se dresser pour l’attaque et Danny fit un bond pour l’esquiver. Dans son affolement il avait cru sentir l’épi de cheveux drus au sommet de sa tête frôler le plafond. En y réfléchissant plus tard, il avait reconnu qu’il n’avait pas pu sauter si haut et qu’il avait dû être victime d’une illusion.
Dès qu’il eut atterri de l’autre côté du tuyau, la lance se jeta à sa poursuite avec un bruissement sec et étouffé. Cette tête en cuivre fonçait sur la moquette comme un éclair… ou plutôt comme un serpent à sonnettes se faufilant dans un champ d’herbe desséchée.
Arrivé enfin à l’escalier, Danny dut battre désespérément des bras pour rattraper son équilibre. Pendant un instant il se crut perdu et se vit précipité dans le vide, la tête la première.
Il jeta un coup d’œil en arrière.
Le tuyau n’avait pas bougé, il était toujours dans la même position, une de ses boucles déroulée, la lance tournée, d’un air indifférent, dans la direction opposée. Tu vois, gros bêta ? se reprocha-t-il. Tu as tout inventé. Tu n’es qu’une poule mouillée.
Ses jambes tremblaient encore sous le choc et il dut s’accrocher à la balustrade.
Le tuyau, étendu sur la moquette, semblait presque l’inviter à revenir pour un deuxième essai.
Pantelant, Danny dévala l’escalier quatre à quatre.
20.
CONVERSATION AVEC MR. ULLMAN
La bibliothèque municipale de Sidewinder était un petit immeuble modeste, à quelques pas du centre-ville. La collection de vieux journaux se trouvait au sous-sol. Elle comprenait le Sidewinder Gazette, qui avait fait faillite en 1963, le quotidien d’Estes Park et le Camera de Boulder.
Avec un soupir, Jack opta pour le Camera.
À partir de 1965, les journaux avaient été remplacés par des microfilms. (« C’est grâce à une subvention du gouvernement fédéral, lui avait dit la bibliothécaire avec une pointe de fierté. Nous comptons microfilmer les années 1958 à 1964 dès que nous recevrons la deuxième tranche de crédits, mais vous savez combien ils sont lents. ») Il commença par les journaux. Pour les microfilms, il n’y avait qu’une seule visionneuse, dont la lentille était faussée ; au bout de quarante-cinq minutes, quand Wendy posa sa main sur son épaule, il avait un mal de crâne carabiné.
— Danny est au parc, dit-elle, mais je ne veux pas qu’il reste dehors trop longtemps. Il te faut combien de temps encore ?
— Dix minutes, dit-il.
En fait, il avait réussi à reconstituer entièrement toute la fascinante histoire de l’Overlook, depuis l’assassinat du gangster jusqu’à l’arrivée de Stuart Ullman et compagnie. Mais avec Wendy il restait toujours aussi réticent à ce sujet.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-elle en lui ébouriffant les cheveux.
À sa voix, il sentait bien qu’elle ne plaisantait qu’à moitié.
— Je me documente sur le passé de l’Overlook, dit-il.
— Sans but particulier ?
— Sans but particulier.
Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Je suis curieux, c’est tout.
— Tu as trouvé des choses intéressantes ?
— Pas grand-chose, dit-il, s’efforçant de rester aimable.
Elle l’espionnait, elle l’avait toujours espionné. Depuis leur arrivée à Stovington, alors que Danny était encore au berceau, il avait été en résidence surveillée. « Où vas-tu, Jack ? Quand reviens-tu ? Combien d’argent as-tu pris ? Sors-tu en voiture ? Al sort avec toi ? Est-ce que l’un de vous deux restera assez sobre pour conduire ? » C’était sans cesse l’inquisition. Elle l’avait poussé à bout, ce qui revenait à dire qu’elle l’avait poussé à boire. Ce n’était peut-être pas entièrement sa faute, mais, bon Dieu, pourquoi ne pas dire la vérité pour une fois ? Oui, c’était aussi sa faute à elle. Elle l’avait asticoté, importuné et harcelé au point qu’il avait eu envie de lui flanquer une tarte, rien que pour avoir la paix.