(Où ? Quand ? Comment ? Aujourd’hui ? Demain ?)
Un flot de questions intarissable, à vous donner mal au crâne, mal au cœur.
(Mal au crâne ? Mal au cœur ?)
Mais non, c’était la faute de la visionneuse, cette foutue visionneuse avec sa lentille faussée. C’est pour ça qu’il avait un tel mal de crâne.
— Jack, est-ce que ça va ? Tu es tout pâle…
Il secoua impatiemment la tête pour repousser la caresse de sa main.
— Je vais très bien !
Elle se sentit défaillir sous son regard brûlant. Elle esquissa un sourire qui mourut sur ses lèvres.
— Eh bien, … si ça va…, je vais aller t’attendre dans le parc avec Danny…
L’air perplexe et abattu, elle commençait à s’éloigner.
Il la rappela :
— Wendy ?
— Qu’est-ce qu’il y a, Jack ?
Il se leva et alla vers elle.
— Je suis désolé, princesse. En fait, ça ne va pas. La lentille de la visionneuse est faussée et j’ai atrocement mal à la tête. Tu n’as pas de l’aspirine ?
— Bien sûr. (Elle fouilla dans son sac et découvrit un tube d’Anacin.) Tiens, prends-les toutes.
Il prit le tube.
— Pas d’Excedrin ?
Il vit son visage se contracter imperceptiblement et comprit aussitôt. Au début, du temps où ils pouvaient encore en plaisanter, il avait prétendu que l’Excedrin était le seul médicament vendu sans ordonnance qui pouvait mettre fin illico à la gueule de bois. Et, quand il avait la gueule de bois, il disait qu’il avait le mal de crâne Excedrin Vat 69.
— Pas d’Excedrin, dit-elle. Désolée.
— Ça ne fait rien, répondit-il, celles-ci feront très bien l’affaire.
Mais elles ne feraient rien du tout, et Wendy aurait dû le savoir. Par moments, c’était une vraie connasse…
— Tu veux de l’eau ? demanda-t-elle d’un air empressé.
Non, je ne veux qu’une chose : que tu me foutes la paix !
— Je prendrai de l’eau au distributeur quand je monterai. Merci.
— O.K.
D’un air absent, il glissa le tube d’Anacin dans sa poche, retourna à la visionneuse et l’éteignit. Quand il fut certain qu’elle était partie, il monta l’escalier à son tour. Dieu, quel mal de crâne ! Et dire qu’il ne pouvait même pas s’offrir un verre ou deux pour se requinquer !
De plus en plus contrarié, il s’efforça de chasser cette pensée. Il se dirigea vers le bureau principal tout en tripotant une pochette d’allumettes avec un numéro de téléphone écrit dessus.
— Pardon, madame, est-ce que vous avez un téléphone public ?
— Non, monsieur, mais vous pouvez vous servir de celui-ci pour les communications locales.
— Non, c’est une communication à grande distance.
— Alors je pense que vous aurez plus de chance au drugstore. Ils ont une cabine.
— Merci.
Les mains fourrées dans les poches, la tête prête à éclater, il sortit et descendit le trottoir en direction du centre-ville. Le ciel était de plomb ; on était le 7 novembre et depuis le début du mois le temps s’était fait menaçant. Dès le mois d’octobre il y avait eu des bourrasques, mais la neige avait fondu. Les chutes plus récentes avaient tenu, laissant une fine couche givrée qui étincelait au soleil comme du cristal. Mais il n’y avait pas de soleil aujourd’hui et au moment où il arrivait au drugstore le ciel se remit à cracher de gros flocons.
Faisant sonner la mitraille dans ses poches, il se dirigea vers le fond du drugstore où se trouvait la cabine téléphonique. En passant devant le rayon pharmacie, il remarqua les petites boîtes blanches familières avec leurs inscriptions en lettres vertes. Il en prit une, l’apporta à la caissière, paya, puis s’en revint vers la cabine téléphonique. Il ferma la porte, posa sa monnaie avec sa pochette d’allumettes sur la planchette et composa le zéro.
— Quel numéro désirez-vous, s’il vous plaît ?
— Fort Lauderdale, en Floride, mademoiselle.
Il donna à la standardiste le numéro de Fort Lauderdale ainsi que celui de la cabine. Elle lui dit que ça ferait un dollar quatre-vingt-dix cents pour les trois premières minutes. Il introduisit alors huit quarters dans la fente, sursautant à chacun des huit tintements.
Puis, perdu dans les limbes des cliquetis lointains et des gazouillis de la connexion téléphonique, il tira la bouteille verte de sa boîte et en ôta le capuchon, laissant tomber le tampon d’ouate sur le sol. Coinçant le récepteur entre son oreille et son épaule, il secoua la bouteille et en fit tomber trois comprimés qu’il aligna sur le comptoir à côté de la monnaie restante. Puis il renfonça le capuchon sur la bouteille et remit celle-ci dans sa poche.
À l’autre bout de la ligne, on décrocha le téléphone dès le premier coup de la sonnerie.
— Surf-Sand Resort, à votre service, dit la petite voix vive de la réceptionniste.
— Je voudrais parler au manager, s’il vous plaît.
— Vous voulez dire Mr Trent ou…
— Non, Mr Ullman.
— Je crois que Mr Ullman est occupé, mais si vous voulez que je vérifie.
— Je veux bien. Dites-lui que c’est de la part de Jack Torrance, dans le Colorado.
— Un instant, s’il vous plaît.
Elle le brancha sur l’attente musicale.
Jack se sentit envahi de nouveau par son animosité pour ce petit con prétentieux. Il prit un des comprimés d’Excedrin sur la planchette, le contempla un instant, le mit dans sa bouche et commença à le croquer lentement, avec délices. Il avait le goût du souvenir, un mélange juteux de plaisir et de tristesse, un goût sec et amer mais irrésistible. Il avala avec une grimace. Du temps où il buvait, il avait pris l’habitude de croquer de l’aspirine, mais il avait arrêté depuis. Quand le mal de tête était particulièrement violent, après qu’il avait bu, ou comme aujourd’hui, il lui semblait que le fait de croquer les comprimés activait leur effet. Il avait lu quelque part qu’on pouvait se droguer à l’aspirine. Il essayait de se rappeler d’où il tenait ce renseignement, quand Ullman prit la communication.
— Torrance, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tout va bien, dit-il. La chaudière marche et je n’ai pas assassiné ma femme, du moins pas encore. Je garde ça en réserve pour les mortelles soirées d’hiver, après les fêtes.
— Très drôle. Mais pourquoi me téléphonez-vous ? Je suis un homme très…
— Très occupé, oui, je le sais. Je vous téléphone à propos de certains détails que vous n’avez pas jugé dignes de figurer dans l’historique que vous m’avez fait du passé prestigieux de l’Overlook. Par exemple qu’Horace Derwent l’avait vendu à une bande d’escrocs de Las Vegas qui l’ont ensuite repassé à tant d’organisations fictives que même le fisc ne s’y retrouvait plus ; que par la suite c’est devenu un refuge pour les gros bonnets de la Mafia et que, si en 1966 on l’a fermé, c’est parce qu’un gangster s’y est fait assassiner avec ses gardes du corps, dans la suite présidentielle. Très distinguée, cette suite présidentielle. Wilson, Harding, Roosevelt, Nixon et Vito le Tueur. C’est ça, n’est-ce pas ?