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Il y eut un instant de silence pendant qu’Ullman se reprenait, puis il dit calmement :

— Je ne vois pas quel rapport il peut y avoir entre votre travail et toutes ces histoires, Mr Torrance. Il…

— Mais le plus beau, n’est-ce pas, c’est ce qui se passe après l’assassinat de Gienelli. Encore deux rapides tours de passe-passe, on brouille bien les cartes, et à la nouvelle donne on découvre que par une extraordinaire coïncidence la nouvelle propriétaire, une certaine Sylvia Hunter, n’est autre que l’ex-Mrs Derwent.

— Vos trois minutes sont terminées, interrompit la standardiste. Appelez-moi quand vous aurez fini.

— Mon cher Torrance, toute la lumière a déjà été faite sur cette affaire ; c’est de l’histoire ancienne.

— Pas pour moi en tout cas. Et je doute qu’il y ait beaucoup de gens qui soient au courant — je veux dire réellement au courant. Ils se souviennent de l’assassinat de Gienelli peut-être, mais je ne pense pas que l’on ait jamais rassemblé les morceaux du puzzle. Depuis 1945, l’Overlook a été l’objet d’une suite de combines et de machinations sans précédent. Et chaque fois il semble que ce soit Derwent ou l’un de ses associés qui finisse par décrocher le cocotier. Que faisait Sylvia Hunter au juste là-haut, entre 67 et 68, Mr Ullman ? Elle dirigeait un bordel, n’est-ce pas ?

— Torrance !

Sa voix crépitait à travers les deux mille miles de câble téléphonique sans rien perdre de son indignation.

Souriant, Jack glissa une autre Excedrin dans sa bouche et la croqua.

— Quand un sénateur connu y est mort d’une attaque cardiaque, elle a dû vendre, évidemment. Le bruit courait qu’on l’avait trouvé en bas de nylon noirs, porte-jarretelles et escarpins à talon-aiguille. Des escarpins vernis, pour être exact.

— C’est un mensonge éhonté ! s’écria Ullman.

— Ah oui ? demanda Jack.

Il commençait à se sentir mieux. Le mal de tête se résorbait peu à peu. Il prit la dernière Excedrin et la croqua, savourant son goût amer et râpeux pendant qu’il la pulvérisait dans sa bouche.

— Ce fut un incident tout à fait regrettable, dit Ullman. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir, Torrance. Si vous avez l’intention d’écrire un article pour nous traîner dans la boue… ou de nous faire un chantage aussi incroyablement stupide…

— Ce n’est pas du tout mon intention, dit Jack. J’ai téléphoné parce que je considère que vous n’avez pas joué franc jeu avec moi. Et parce que…

— Je n’ai pas joué franc jeu ? s’écria Ullman. Mais, grands dieux, vous vous imaginez vraiment que j’allais laver le linge sale de l’hôtel devant le gardien ? Mais dites donc, pour qui vous prenez-vous ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut vous faire, ces vieilles histoires ? Croyez-vous que des fantômes enveloppés de draps et criant « Malheur ! » hantent les couloirs de l’aile ouest ?

— Non, je ne crois pas aux fantômes. Mais vous avez bien fourré votre nez dans mon passé à moi, avant de m’attribuer ce poste. Vous m’avez mis sur la sellette, vous m’avez soumis à un véritable interrogatoire afin de vous assurer que j’étais capable de m’occuper de votre hôtel. Vous m’avez traité comme un petit garçon qu’on traîne devant la maîtresse parce qu’il a pissé dans le vestiaire. Vous m’avez humilié.

— Je suis suffoqué par votre insolence, Mr Torrance. Vous avez un culot monstre. (À l’entendre, on aurait dit qu’Ullman s’étranglait.) J’aimerais vous vider et je le ferai peut-être.

— Je pense qu’Al Shockley s’y opposerait. Et vigoureusement.

— Et moi je pense que vous surestimez votre pouvoir sur Mr Shockley.

Le mal de tête revint, lancinant et, envahi par la douleur, Jack ferma les yeux. Comme si sa voix lui parvenait de loin, il s’entendit demander :

— Qui est le propriétaire actuel de l’Overlook ? Est-ce encore Derwent Enterprises ? Ou est-ce que vous êtes trop menu fretin pour le savoir ?

— Je pense que ça suffit comme ça, Mr Torrance. Vous n’êtes qu’un employé de l’hôtel, au même titre qu’un chasseur ou qu’un plongeur. Je n’ai nullement l’intention…

— C’est bon, je vais écrire à Al, dit Jack. Il le saura, lui. Après tout, il siège au conseil d’administration. Et il se pourrait que j’ajoute un petit post-scriptum pour dire que…

— Derwent n’est plus propriétaire.

— Quoi ? Je ne vous entends pas.

— J’ai dit que Derwent n’est plus propriétaire. Les actionnaires de l’hôtel sont tous des gens de l’Est. Et l’actionnaire principal, celui qui détient la plus grosse part, à savoir plus de trente-cinq pour cent des actions, c’est votre ami Mr Shockley. Quant à savoir si Shockley est lié à Derwent, vous êtes mieux placé que moi pour le lui demander.

— Qui sont les autres actionnaires ?

— Je n’ai nullement l’intention de divulguer leurs noms, Mr Torrance, et je vais soumettre toute cette affaire à…

— J’ai l’intention d’écrire un livre sur l’Overlook.

— Je pense qu’il serait extrêmement imprudent d’écrire un livre sur l’Overlook, dit Ullman. Surtout de l’écrire dans votre optique à vous.

— Je me doutais bien que ce projet ne vous emballerait pas.

Son mal de tête avait disparu. Il avait maintenant l’esprit clair, les idées nettes, comme autrefois quand son travail marchait très bien ou qu’il en était à son troisième verre. Il avait oublié que l’Excedrin le mettait dans cet état-là. Il ignorait quel effet ce médicament produisait chez d’autres, mais chez lui c’était radical : il lui suffisait d’en croquer trois pour être tout à fait parti.

Il poursuivit :

— Ce que vous aimeriez, vous, c’est une sorte de guide, écrit sur mesure, que vous pourriez distribuer gratis aux clients dès leur arrivée. Une brochure pleine de belles photos glacées des montagnes au lever et au coucher du soleil, et un texte à l’eau de rose. Un chapitre serait consacré aux personnalités qui y ont séjourné, sans mentionner, bien entendu, les plus pittoresques, du genre de Gienelli et de ses complices.

— Si j’étais certain de pouvoir vous renvoyer sans que ça se retourne contre moi, dit Ullman d’une voix étranglée, je n’hésiterais pas à vous mettre à la porte sur-le-champ, au téléphone. Mais, par acquit de conscience, je vais d’abord consulter Mr Shockley, et dès que vous aurez raccroché…, ce qui ne saurait tarder, si vous voulez bien me faire ce plaisir.

— Il n’y aura rien dans le livre qui ne soit vrai, vous savez. Je n’aurai pas besoin de broder, rétorqua Jack.

(Pourquoi le provoques-tu ? Tu cherches à te faire renvoyer ?)

— Je me fous pas mal que votre chapitre cinq raconte les coucheries du pape et de la Sainte Vierge, explosa Ullman. Je ne veux plus de vous dans mon hôtel !

— Ce n’est pas votre hôtel ! cria Jack, et il raccrocha violemment.

Respirant avec difficulté, Jack resta cloué sur son tabouret, incapable de se lever. Il était un peu effrayé (un peu ? non, très effrayé) de ce qu’il avait fait et se demandait pourquoi diable il avait téléphoné à Ullman.

(Tu as encore perdu la tête, Jack.)