Выбрать главу

Oui. Oui, c’était vrai. Ce n’était pas la peine de le nier. Et le plus emmerdant c’était qu’il ne savait pas du tout si Al n’allait pas se laisser influencer par ce petit con prétentieux, ni s’il le soutiendrait toujours en souvenir du bon vieux temps. Si Ullman tenait parole et posait à Al un ultimatum du genre « c’est lui ou moi », est-ce qu’Al ne serait pas obligé de céder ? Il ferma les yeux, essayant d’imaginer comment il présenterait la nouvelle à Wendy. « Devine, princesse. J’ai encore perdu mon job. Cette fois-ci il m’a fallu envoyer mon coup de poing à travers deux mille miles de lignes téléphoniques, mais j’y suis arrivé. »

Il ouvrit les yeux et s’essuya la bouche avec son mouchoir. Il avait envie de boire un coup, bon Dieu, il avait besoin de boire un coup. Il y avait un bar à quelque cent mètres de là ; il avait sûrement le temps d’avaler une bière avant de rejoindre le parc, rien qu’une seule, pour se remettre d’aplomb…

Ses mains se crispèrent dans un geste d’impuissance.

La question revenait toujours : pourquoi avait-il téléphoné à Ullman ? Du temps où il buvait, Wendy l’avait accusé une fois de souhaiter sa propre destruction. Mais, disait-elle, comme il n’avait pas assez de caractère pour y aller carrément, il se débrouillait pour que d’autres le fassent mourir, lui et sa famille, à petit feu. Était-ce possible ? Avait-il peur que l’Overlook ne soit en effet la planche de salut qu’il lui fallait pour terminer sa pièce et pour se reprendre en main ? Est-ce qu’il se mettait lui-même au rancart ? « Oh ! mon Dieu, faites que ce ne soit pas vrai ! Je vous en supplie ! »

Mais alors pourquoi avait-il téléphoné à Ullman ?

Parce que ce petit con l’avait humilié ? Mais il avait déjà eu affaire plus d’une fois à d’autres experts en humiliation, et en particulier au plus grand de tous, lui-même. Lui avait-il téléphoné pour avoir le plaisir de le narguer, de mettre à nu son hypocrisie ? Non, Jack ne pensait pas être si mesquin. Il essayait de bâtir une théorie selon laquelle c’était la découverte de l’album qui l’avait incité à téléphoner à Ullman, mais plus il y pensait, plus cette explication lui paraissait invraisemblable. Les chances qu’Ullman connût le nom de l’actuel propriétaire étaient minimes. Lors de leur interview, Ullman avait parlé du sous-sol comme d’un autre monde, un monde sous-développé de surcroît. Si Jack n’avait eu d’autre but que de se renseigner, il aurait plutôt téléphoné à Watson dont le numéro se trouvait, lui aussi, dans le petit calepin du bureau. Watson n’aurait peut-être pas pu répondre à toutes ses questions, mais il en savait certainement plus long qu’Ullman.

Et pourquoi diable lui parler du livre ? Ç’avait été le bouquet. Comment avait-il pu être bête à ce point ? Non seulement il risquait d’être mis à la porte, mais il s’était fait interdire par ce coup magistral tout accès à de précieuses sources d’information, car Ullman ne manquerait pas de prévenir les gens contre lui. Il aurait pu mener son enquête sans bruit, peut-être même organiser dès maintenant quelques rendez-vous pour le printemps… et au moment de la parution du livre, alors qu’il serait déjà loin, rire dans sa barbe en voyant la rage folle d’Ullman… Le Zorro de la littérature frappe encore… Au lieu de quoi il avait donné ce coup de téléphone absurde, il s’était laissé emporter, avait provoqué Ullman et réveillé en lui tous ses instincts fachos. Et pourquoi ? Comment ne pas y voir une tentative désespérée pour se faire vider du seul poste qu’Al avait pu lui trouver ?

C’était le genre de bêtise qu’il aurait pu inventer s’il avait été ivre. Mais il n’avait pas bu ; pas une seule goutte.

En quittant le drugstore, il croqua une autre Excedrin, savourant, avec une grimace, son goût amer.

Dehors sur le trottoir, il rencontra Wendy et Danny.

— Salut, on venait te chercher, dit Wendy. Il commence à neiger.

Jack regarda le ciel en clignant les yeux.

— Ah oui.

La neige tombait dru. La rue principale de Sidewinder en était toute saupoudrée et la ligne blanche du milieu n’était plus visible. Danny avait rejeté sa tête en arrière et tirait la langue pour attraper les flocons.

— Tu penses que c’est pour de bon cette fois-ci ? demanda Wendy.

Jack haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. J’espérais que nous aurions encore une ou deux semaines de répit. Nous les aurons peut-être quand même.

Je suis désolé, Al. Pitié. Accorde-moi une dernière chance.

Combien de fois avait-il dû supplier qu’on lui accordât encore une chance ? Pourtant il n’était plus un gosse. Il se trouvait tout à coup si minable, si répugnant qu’il eut envie de hurler.

— Comment va ton mal de tête ? demanda-t-elle, le scrutant attentivement.

Il lui passa le bras autour de la taille et la serra très fort.

— Ça va mieux. Allons-y, les gars, rentrons pendant qu’il est encore temps.

En se glissant derrière le volant de la camionnette, Jack se dit que, malgré la fascination que l’Overlook exerçait sur lui, il ne l’aimait pas beaucoup. Il n’était pas sûr que cet endroit leur fît du bien, à aucun d’eux. C’était peut-être pour ça qu’il avait téléphoné à Ullman.

Pour qu’on le renvoie avant qu’il ne soit trop tard.

Il fit une marche arrière, traversa la ville et prit la direction des montagnes.

21.

INSOMNIES

Il était dix heures. Dans leur chambre régnait un sommeil simulé.

Couché sur le côté, Jack écoutait la respiration lente et régulière de Wendy. L’aspirine en fondant avait insensibilisé sa langue, l’avait rendue râpeuse. À six heures moins le quart, huit heures moins le quart dans l’Est, Al Shockley avait téléphoné. Wendy se trouvait alors en bas dans le hall avec Danny, lisant devant la cheminée.

— C’est une communication avec préavis, dit l’opératrice, pour Mr Jack Torrance.

— C’est lui-même.

Il prit le récepteur de sa main droite et plongea sa main gauche dans la poche arrière de son pantalon, en retira son mouchoir et s’en essuya ses lèvres gercées. Puis il alluma une cigarette.

La voix d’Al retentit très fort dans son oreille :

— Jacky-boy, pour l’amour du ciel, qu’est-ce que tu es en train de manigancer ?

— Salut, Al.

Il éteignit la cigarette et chercha à tâtons la bouteille d’Excedrin.

— Qu’est-ce qui se passe, Jack ? J’ai reçu un coup de téléphone délirant de Stuart Ullman cet après-midi. Et, quand Stuart Ullman se fend d’une communication à longue distance, tu peux être sûr que ce n’est pas pour des prunes.

— Ullman n’a aucune raison de s’inquiéter, Al. Et toi non plus.

— Oui, mais qu’est-ce que c’est exactement qui ne doit pas nous inquiéter ? À écouter Stu, il s’agirait d’une affaire de chantage avec publication d’un article diffamatoire à la clef. Allons, parle, mon vieux.

— Je voulais l’asticoter un peu, dit Jack. Quand je suis venu ici me faire interviewer, il n’a pas pu s’empêcher de me sortir tout mon linge sale. Le fait que je buvais, que j’avais perdu mon poste pour avoir tabassé un élève et que je n’étais peut-être pas l’homme qu’il fallait, tout y est passé. Ce qui m’a énervé, c’est qu’il remuait toutes ces vieilles histoires par amour de ce maudit hôtel. Le magnifique, le sacro-saint Overlook. L’Overlook, gardien des traditions. Eh bien, j’ai trouvé au sous-sol un album qui présentait une version un peu moins reluisante de l’histoire de l’Overlook et j’ai compris que dans la cathédrale d’Ullman on célébrait en catimini des messes noires.