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— Est-ce que Derwent est encore mêlé aux affaires de l’Overlook ? De près ou de loin ?

— Jack, je ne vois absolument pas en quoi ça te concerne.

— Non, répondit Jack d’une voix distante. Tu as sans doute raison. Écoute, Al, je crois que Wendy m’appelle. On remet ça à une autre fois.

— Entendu, Jacky-boy. Nous reparlerons de ça et du reste. Comment vas-tu ? Tu t’abstiens toujours de boire ?

« JE ME SUIS LIVRÉ PIEDS ET POINGS LIÉS ! QU’EST-CE QUE TU VEUX DE PLUS ? »

— Pas une goutte.

— Moi non plus. J’arrive même à trouver un certain charme à l’abstinence. Si…

— Je dois te quitter, Al. Wendy…

— Bien sûr. D’accord.

Dès qu’il raccrocha, il fut saisi par des crampes abdominales si violentes qu’elles le cassèrent en deux devant le téléphone comme un pénitent devant la croix. Il se tenait le ventre à deux mains, sa tête cognait à grands coups.

La guêpe s’approche, pique et s’envole…

Ça allait déjà un peu mieux quand Wendy monta l’escalier pour lui demander qui avait téléphoné.

— Al, dit-il. Il a téléphoné pour demander si tout allait bien.

— Jack, tu as une mine effroyable. Es-tu malade ?

— Non, mais mon mal de tête est revenu. Je vais me coucher de bonne heure. Ce n’est pas la peine que j’essaie d’écrire.

— Est-ce que tu veux que je te fasse chauffer un peu de lait ?

Il esquissa un sourire.

— Je veux bien.

Et maintenant il était couché près d’elle, qui dormait, sa cuisse chaude contre la sienne. Quand il se rappelait sa conversation avec Al et la façon dont il s’était aplati, il se sentait tour à tour fiévreux et grelottant. Un jour il aurait sa revanche. Un jour il écrirait ce livre, non pas l’œuvre indulgente, nourrie de réflexions quasiment philosophiques, à laquelle il avait d’abord songé, mais une œuvre dure comme pierre, un réquisitoire d’une exactitude rigoureuse, accompagnée d’une collection de photos qui exposerait toute l’histoire de l’Overlook avec ses sales combines financières et ses tours de passe-passe louches. Il l’étalerait en long et en large comme on dissèque une écrevisse. Et, si Al Shockley avait partie liée avec Derwent, alors tant pis pour lui.

Les nerfs tendus à rompre, il gardait, dans le noir, ses yeux grands ouverts, sachant que bien des heures passeraient encore avant qu’il ne trouvât le sommeil.

Couchée sur le dos, les yeux fermés, Wendy Torrance écoutait la respiration de son mari, l’inspiration profonde, le bref arrêt, l’exhalaison légèrement rauque. Il dormait, rêvait peut-être. Vers quel Eldorado s’envolait-il dans ses rêves ? se demandait-elle. Son jardin de délices, était-ce un parc d’attractions, une sorte de Grand Barrington paradisiaque, où tous les tours étaient gratuits, où il pouvait manger autant de hot dogs qu’il voulait sans qu’une épouse-mère l’arrête ou le force à rentrer avant la nuit ? Non, il préférait sans doute la fréquentation de quelque bar tapi dans l’ombre, dont les clients n’arrêtaient pas de pousser la porte à double battant et où on n’en finissait pas de boire. Autour d’un billard électrique, les vieux habitués se pressaient, un verre à la main, Al Shockley en tête, cravate desserrée et col de chemise défait, mais Danny et elle n’étaient pas de la fête.

Wendy était de nouveau inquiète pour Jack. Elle avait pourtant cru laisser une fois pour toutes ces vieilles angoisses derrière elle dans le Vermont — comme si on arrêtait les inquiétudes à la frontière des États — mais elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que l’Overlook exerçait une influence néfaste sur Jack et Danny.

Ce qui l’inquiétait le plus, sans qu’elle eût pu jusqu’à présent se l’avouer clairement, c’était que tous les symptômes de l’alcoolisme de Jack étaient revenus, l’un après l’autre…, tous sauf l’alcool lui-même. La manie de s’essuyer les lèvres avec sa main ou son mouchoir, comme si elles étaient trop humides, les longs silences de la machine à écrire, les boules de papier froissé dans la corbeille à papier. Après le coup de téléphone d’Al, elle avait remarqué sur la tablette du téléphone une bouteille d’Excedrin, mais pas de verre d’eau. Il s’était donc remis à croquer des comprimés. Et il s’irritait de petites choses. Quand le silence commençait à l’énerver, il se mettait à claquer nerveusement des doigts. Son langage était devenu plus grossier. Même son apparente bonne humeur l’inquiétait. Elle aurait été soulagée de le voir exploser ; comme le tour de manette qu’il donnait matin et soir à la chaudière, ça aurait fait tomber la pression. Elle aurait presque été soulagée de l’entendre jurer, claquer une porte, de le voir envoyer promener d’un coup de pied une chaise. Mais il semblait s’interdire toute manifestation de colère. Pourtant elle avait bien l’impression qu’en dépit des apparences il était de plus en plus exaspéré contre Danny et elle. La chaudière avait un manomètre, vieux, craquelé et encrassé, mais qui fonctionnait quand même. Jack, lui, n’en avait pas. Elle n’avait jamais très bien su lire en lui et Danny, qui savait le faire, se refusait à parler.

Puis il y avait eu le coup de téléphone d’Al. Dès le début de la communication Danny avait cessé de s’intéresser à l’histoire qu’ils étaient en train de lire. La laissant seule au coin du feu, il était allé jouer au grand bureau où Jack lui avait construit une route pour ses camions et ses voitures miniatures. Tout en faisant semblant de lire, elle l’avait observé par-dessus son livre. Danny trahissait son anxiété par les mêmes tics que ses parents. Il s’essuyait les lèvres comme son père, se passant nerveusement les deux mains dans les cheveux, comme elle le faisait elle-même autrefois quand elle attendait que Jack rentre de sa tournée des bars. Elle ne pouvait pas croire qu’Al avait téléphoné rien que pour avoir de leurs nouvelles. Si l’on voulait tailler une bavette, on téléphonait à Al. Si Al vous téléphonait, c’était pour parler affaires.

Plus tard, quand elle était redescendue, elle avait trouvé Danny recroquevillé de nouveau devant le feu, en train de lire, avec la plus grande attention, les aventures de Joe et Rachel dans le livre de lecture du cours élémentaire.

— Dis donc, prof, il est l’heure d’aller te coucher, dit-elle.

— Ouais, d’accord.

Il marqua la page et se leva.

— Va te laver et te brosser les dents.

— O.K.

— N’oublie pas de te servir du fil dentaire.

— Je n’oublierai pas.

Côte à côte, ils s’attardèrent devant le foyer à regarder rougeoyer les braises. Plus loin le hall était froid et plein de courants d’air, mais là, devant le feu, il y avait un cercle magique de chaleur auquel ils n’arrivaient pas à s’arracher.

— C’était l’oncle Al au téléphone, dit-elle en prenant un air naturel.

— Ah oui ?

Il ne manifesta aucune surprise.

— Je me demande si l’oncle Al était en colère contre papa, dit-elle sur un ton neutre.

— Pour ça, oui, il était furax, dit Danny, sans cesser de regarder le feu. Il ne voulait pas que Papa écrive le livre.

— Quel livre, Danny ?

— Le livre sur l’hôtel.

Une question lui monta aux lèvres, la même que Jack et elle lui avaient déjà posée tant de fois : « Comment sais-tu cela ? » Mais elle ne la lui posa pas. Elle ne voulait pas l’énerver juste avant qu’il n’aille se coucher, ni lui donner le sentiment qu’elle considérait ce sixième sens dont il était doué comme une faculté naturelle qui allait de soi. Car il savait réellement, elle en était convaincue. Tout ce que le docteur Edmonds lui avait dit sur ses pouvoirs de déduction et sur la logique de l’inconscient n’était que des balivernes. Sa sœur par exemple : comment Danny aurait-il pu savoir qu’elle était en train de penser à Aileen dans la salle d’attente ?