(J’ai rêvé que Papa a eu un accident.)
Elle secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées.
— Va te laver, prof.
— O.K.
Il avait grimpé l’escalier à toute allure et couru vers leur appartement. L’air renfrogné, elle s’en était allée à la cuisine pour faire chauffer le lait de Jack.
Et maintenant, étendue sur son lit sans pouvoir dormir, elle écoutait la respiration de son mari et le hurlement du vent au-dehors. La neige qui avait commencé à tomber pendant qu’ils étaient à Sidewinder s’était déjà arrêtée : le gros de l’hiver les épargnait toujours. Wendy se laissa complètement aller à la contemplation de ce fils merveilleux et inquiétant, né le visage voilé par une « coiffe », cette fine membrane que les accoucheurs ne voient qu’une fois sur mille et qui, dans les contes de bonnes femmes, est le signe de la seconde vue.
Elle se dit qu’il était grand temps de parler à Danny de l’Overlook…, grand temps d’essayer de le faire parler. Demain, sans faute. Ils devaient descendre ensemble à la bibliothèque de Sidewinder pour demander l’autorisation d’emprunter, pour la durée de l’hiver, quelques livres de lecture du cours élémentaire. Elle en profiterait pour aborder ce sujet avec lui. Elle lui parlerait franchement. Cette pensée la rasséréna et elle s’abandonna enfin au sommeil.
Couché dans son lit, les yeux ouverts, le bras gauche serrant son vieil ours fatigué (Pooh avait perdu un de ses yeux en boutons et sa bourre s’échappait par une douzaine de coutures éclatées), Danny écoutait dormir ses parents dans leur chambre. Il avait le sentiment que, sans le vouloir, il montait la garde sur eux. C’était la nuit que le vent se mettait à hurler autour de l’aile ouest de l’hôtel. Il détestait tout particulièrement les nuits — elles étaient pires que tout.
Il se retourna dans son lit, cherchant anxieusement du regard la lueur réconfortante de la lampe de nuit. Ici, à l’Overlook, tout se gâtait. Il en était sûr à présent. Au début ça n’avait pas été si mal, mais petit à petit…, sans raison, son papa s’était remis à songer à boire. Quelquefois il se fâchait contre Maman. Il n’arrêtait pas de s’essuyer les lèvres de son mouchoir et son regard était vague et distant. Maman se faisait du souci pour lui et pour Danny aussi. Il n’avait pas eu besoin de se concentrer pour le savoir ; il l’avait compris rien qu’à la façon dont elle l’avait interrogé le jour où il avait cru voir l’extincteur se transformer en serpent. Mr Hallorann avait dit que toutes les mères avaient du flair. La sienne, en tout cas, avait bien senti qu’il s’était passé quelque chose ce jour-là, sans savoir quoi.
Il avait failli lui parler de l’extincteur, mais au dernier moment il avait décidé qu’il valait mieux garder le silence. Il savait que le docteur de Sidewinder pensait que Tony et les visions qu’il montrait à Danny étaient tout à fait — enfin presque — normales. Pourtant, s’il parlait à sa mère de l’extincteur, elle pourrait ne pas le croire, ou, pire encore, y voir la preuve qu’il PERDAIT LA BOULE. Il comprenait un peu ce que signifiait PERDRE LA BOULE, moins bien peut-être que FAIRE UN ENFANT, que sa mère lui avait expliqué en détail l’an dernier, mais pas trop mal quand même.
Un jour, à la maternelle, son ami Scott lui avait montré un garçon appelé Robin Stenger qui se traînait lamentablement autour des balançoires avec une mine si longue qu’on aurait presque pu marcher dessus. Le père de Robin enseignait les maths au même collège que Papa, et le papa de Scott y enseignait l’histoire.
Scotty et lui étaient assis dans le vaisseau spatial quand Scotty lui avait montré Robin du pouce et dit :
— Tu connais ce gosse ?
— Ouais, avait répondu Danny.
Scott s’était penché en avant.
— Son père a PERDU LA BOULE hier au soir. On l’a emmené.
— Ah ! oui ? Parce qu’il a perdu une boule ?
Scotty avait fait une moue de mépris.
— Il est devenu fou, quoi (et il s’était mis à loucher, à tirer la langue et à faire de grands cercles autour de ses oreilles avec ses deux index). On l’a emmené au cabanon.
— Sans blague ! avait dit Danny. Et quand le laissera-t-on sortir ?
— Jamais plus, avait répliqué Scotty d’un air sombre.
Dans le courant de la journée et de celle qui suivit, Danny avait entendu dire que :
a) Mr Stenger avait essayé de tuer tous les membres de sa famille, y compris Robin, avec un pistolet qu’il avait gardé en souvenir de la Deuxième Guerre mondiale ;
b) Mr Stenger, complètement BOURRÉ, avait tout démoli dans la maison ;
c) Mr Stenger, furieux de voir les Red Sox perdre leur match de base-ball, avait essayé d’étrangler sa femme avec un bas.
Enfin, trop bouleversé pour ne pas en parler, Danny avait demandé à son papa ce qui était arrivé à Mr Stenger. Papa l’avait pris sur les genoux et lui avait expliqué que Mr Stenger avait vécu sous pression, qu’il avait eu beaucoup de soucis dans sa famille, d’autres dans son travail et d’autres encore que seuls les médecins pouvaient comprendre. Il avait eu des crises de larmes et trois jours auparavant, en pleine nuit, il s’était mis à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Alors, de rage, il avait cassé pas mal de choses dans leur maison. Ça ne s’appelait pas PERDRE LA BOULE, avait dit Papa, mais AVOIR UNE CRISE DE NERFS, et Mr Stenger n’était pas au CABANON, mais dans un ASILE. En dépit des explications consciencieuses de Papa, Danny avait eu peur. Il ne faisait aucune différence entre PERDRE LA BOULE et AVOIR UNE CRISE DE NERFS, et qu’on l’ait envoyé au CABANON ou dans un ASILE, il y aurait toujours des barreaux devant sa fenêtre et il ne pourrait pas sortir quand il le voudrait. En fait, son père avait plutôt confirmé les dires de Scotty, surtout en ce qui concernait une petite phrase anodine qui avait rempli son cœur de terreur. Quand vous PERDEZ LA BOULE, les HOMMES EN BLOUSES BLANCHES viennent vous chercher dans une fourgonnette sans fenêtres, une fourgonnette grise comme une pierre tombale. Elle se range au bord du trottoir devant votre maison, les HOMMES EN BLOUSES BLANCHES en sortent et vous emmènent loin de votre famille et vous font vivre dans une chambre aux murs capitonnés. Quand vous voulez écrire chez vous, vous devez le faire avec des crayons de couleur en cire.
— Quand est-ce qu’on le laissera revenir ? demanda Danny à son père.
— Dès qu’il ira mieux, prof.
— Mais quand est-ce qu’il ira mieux ? avait insisté Danny.
— Dan, avait dit Jack, PERSONNE NE LE SAIT.
C’était ça le pire. Ça revenait à dire « plus jamais ». Un mois plus tard sa mère avait retiré Robin de la maternelle et ils avaient tous deux quitté Stovington sans Mr Stenger.
C’était il y a plus d’un an, après que Papa eut arrêté de Faire le Vilain, mais avant qu’il n’eût perdu son poste. Danny y pensait encore souvent. Parfois, quand, à la suite d’une chute, d’un coup à la tête ou d’un accès de crampes intestinales, il se mettait à pleurer, le souvenir de Mr Stenger revenait le hanter. S’il n’arrivait pas à arrêter ses larmes, son père irait au téléphone, composerait un certain numéro et dirait : « Allô ? Ici, Jack Torrance, 149 Mapleline Way. Mon fils ne peut plus s’arrêter de pleurer. Voulez-vous avoir l’amabilité de nous envoyer les HOMMES EN BLOUSES BLANCHES pour l’emmener à l’ASILE ? Oui, c’est ça, il a PERDU LA BOULE. Merci. » Et la fourgonnette grise viendrait se ranger devant sa porte, ils le feraient monter, pleurant toujours à chaudes larmes, et ils l’emmèneraient. Quand reverrait-il son papa et sa maman ? PERSONNE NE LE SAVAIT.